Depuis le début du XXe siècle, l'incidence du rhumatisme articulaire aigu (RAA) a considérablement baissé en Amérique du Nord et en Europe de l'Ouest, notamment dans les années 1960-1970. Pour ne citer qu'un seul exemple : A Baltimore, l'incidence annuelle des cas de RAA, nécessitant une hospitalisation dans la tranche d'âge 5-19 ans, a chuté de 15,6 pour 100 000 entre 1960 et 1964 à environ 0,5 entre 1977 et 1981. Depuis cette période, le RAA concernait préférentiellement les populations socialement défavorisées, du centre des villes, surtout noires ou parfois hispaniques.
Curieusement, les raisons du déclin du RAA n'ont jamais été bien comprises. Si l'on a pu évoquer le rôle indirect de la pauvreté dans le déclenchement de cette complication, par le biais de la malnutrition, d'une mauvaise hygiène, d'une moindre accessibilité aux soins médicaux, et de la promiscuité favorisant la transmission du streptocoque A, il reste qu'aucune diminution concomitante de la prévalence des angines streptococciques n'a été enregistrée. Et si l'antibiothérapie a sans aucun doute permis de prévenir les premières crises et les récidives de la maladie, son rôle dans la diminution de l'incidence du RAA semble à écarter dans la mesure où cette baisse d'incidence a commencé avant l'ère antibiotique. C'est donc plutôt vers le streptocoque A lui-même que les épidémiologistes se sont tournés pour tenter de trouver une explication. Certaines modifications des propriétés biologiques et de la virulence des principales souches de streptocoques A semblaient en effet altérer leur pouvoir "arthritogène".
Révisions utiles
Rappelons en effet que les streptocoques A peuvent survivre dans les tissus de l'organisme pendant plusieurs semaines grâce à la présence d'une protéine de surface, la protéine M. De forme filamenteuse, cette protéine se compose de 2 chaînes entrelacées à la surface de la bactérie, donnant à celle-ci, en microscopie électronique, un aspect "poilu". La protéine M s'oppose à la phagocytose du streptocoque en diminuant l'activation de la voie alterne du complément et donc en limitant les dépôts de C3 à la surface du micro-organisme. Plus précisément, le facteur H, protéine régulatrice du complément, se fixe sur la région constante de la protéine M et inhibe ainsi la liaison de la protéine avec le C3b. De plus, l'extrémité N-terminale de la protéine M, la plus éloignée du streptocoque, est chargée négativement et tend à repousser les macrophages qui portent également des charges négatives. Enfin, cette même extrémité N-terminale possède une région hypervariable dont la séquence diffère selon chaque sérotype (on connaît plus de 80 sérotypes distincts de protéine M). Pour se protéger contre l'infection streptococcique, l'organisme élabore certes des anticorps spécifiques des protéines M dirigés contre cette région hypervariable. Cependant, pour éviter d'être reconnus par les anticorps de leur hôte, les streptocoques modifient fréquemment la taille et les propriétés antigéniques de leur protéine M et réduisent ainsi l'affinité des anticorps dirigés contre cette protéine.
En plus de la protéine M, les streptocoques A expriment aussi à leur surface, l'acide lipotéichoïque, adhésine responsable de la liaison du micro-organisme à la fibronectine présente à la surface des cellules épithéliales oropharyngées, jouant ainsi un rôle crucial dans la colonisation initiale. Le streptocoque est aussi entouré d'une capsule anti-phagocytaire, le degré d'encapsulation variant selon les souches. Plus cette capsule est importante, plus la protéine M est abondante et plus la contagiosité est grande et le risque d'infection grave élevé.
RAA : des streptocoques A particuliers
Certains sérotypes M sont apparus fortement associés, épidémiologiquement, au RAA et non avec une autre complication streptococcique, la glomérulonéphrite aiguë. Or, ces sérotypes, notamment 5, 18 et 24 n'ont été que rarement isolés dans la période 1970-1980, caractérisée justement par une diminution importante de l'incidence du RAA.
L'exploration des propriétés du streptocoque A s'est encore intensifiée lorsqu'en 1985, une épidémie de RAA s'est brutalement déclenchée dans la région de Salt Lake City. Une augmentation des cas de RAA a aussi été rapportée dans d'autres régions des Etats-Unis, jusqu'en 1988.
Un autre élément étonnant était que le RAA atteignait désormais des enfants blancs, de classe moyenne, vivant en banlieue ou en zone rurale et ayant un accès facile aux soins médicaux. Les caractéristiques cliniques étaient les mêmes que par le passé. Il s'agissait surtout d'enfants d'âge scolaire sans antécédents évidents d'angine dont 30 à 73 % avaient une cardite. Le RAA a également fait sa réapparition dans les casernes.
Il est aussi utile de souligner que la résurgence du RAA s'est accompagnée d'une augmentation des infections graves à streptocoque, notamment le syndrome du choc toxique streptococcique mais aussi d'autres atteintes telles que les cellulites streptococciques et les bactériémies chez les toxicomanes.
L'étude des prélèvements de gorge effectués chez les patients atteints de RAA et les sujets contact a permis de constater que la majorité des souches en cause présentaient deux propriétés notables : une forte encapsulation et une grande richesse en protéine M. De surcroît, les souches retrouvées appartenaient à des sérotypes bien connus pour leurs propriétés arthritogènes (types 1, 3, 5, 6 et 18).
L'amélioration des techniques d'extraction et de purification et l'utilisation de méthodes génétiques ont également amélioré la connaissance de la structure de la protéine M. Celle-ci, quand elle est associée au RAA, possède, semble-t-il, un domaine antigénique de surface particulier et partage certains épitopes avec le tissu cardiaque : la myosine, les protéines membranaires du sarcolemme...
Toutes ces nouvelles données ont donc conforté l'hypothèse du rôle important des altérations de la virulence des souches de streptocoque A dans la diminution de l'incidence du RAA depuis la 2e guerre mondiale.
Mais la susceptibilité des sujets semble également compter : les cas de RAA sont volontiers familiaux et une association statistiquement significative entre le RAA et certains antigènes HLA de classe II a déjà été rapportée (DR4 chez les Blancs et DR2 chez les Noirs). De plus, certains alloantigènes semblent être exprimés sur les cellules B plus fréquemment chez les patients atteints de RAA et leur famille que chez ceux ayant une glomérulonéphrite aiguë ou chez les sujets normaux.
Que penser, que faire ?
Quelles sont les implications thérapeutiques à tirer ? On ne sait pas encore si la résurgence du RAA des années 80 se maintiendra ou s'il s'agit seulement d'un simple accident dans la course déclinante de la maladie d'autant que les modifications épidémiologiques récentes sont loin d'être universelles.
Quoi qu'il en soit, les cliniciens doivent redoubler leurs efforts de prévention du RAA par le diagnostic et le traitement adapté de toutes les angines streptococciques et aussi par une prophylaxie anti-streptococcique continue chez les sujets ayant déjà eu des crises. Heureusement, les streptocoques du groupe A demeurent toujours aussi sensibles à la pénicilline.
La mise au point d'un vaccin dirigé contre la protéine M, en particulier les sérotypes les plus virulents, est actuellement en cours aux Etats-Unis.
Philippe Brissaud
Bisno A.L. : "Group A streptococcal infections and acute rheumatic fever". N. Engl. J. Med., 1991 ; 325 : 783-791.
Fischetti V. : "La protéine M des streptocoques". Pour La Science, 1991 ; 166 : 56-65.
BRISSAUD PHILIPPE