
Pointe-à-Pitre, le vendredi 27 août 2010 – Pas besoin d’analyses très pointues pour pressentir que l’utilisation du chlordécone (un pesticide reconnu cancérigène utilisé contre les charançons du bananier) a été facilité en France. Quelques dates permettent d’illustrer la très grande tolérance des autorités françaises à l’égard de ce produit : alors qu’il a été interdit en 1976 aux Etats-Unis, il a continué à être utilisé en France métropolitaine jusqu’en 1990, alors que sa suspension définitive aux Antilles où il est majoritairement employé n’est intervenue que trois ans plus tard.
Des documents inexistants
Au-delà de ces dates, les travaux de Matthieu Fintz de l’Agence nationale de sécurité sanitaire (ANSES) et de Pierre-Benoit Joly de l’Institut national de recherche agronomique (INRA) nous révèlent comment pendant plus de vingt ans, le ministère de l’Agriculture a omis de tirer les conséquences des alertes qui partout se multipliaient concernant la dangerosité de ce produit. Les travaux de Matthieu Fintz et de Pierre-Benoit Joly sont d’autant plus méritants que les traces de ce silence d’Etat ont été le plus souvent effacées. Pierre-Benoit Joly note par exemple que « les archives concernant ce dossier n’ont pas été conservées par les directions départementales de l’agriculture à la Martinique et en Guadeloupe ».
Un produit suspecté avant même d’être autorisé
Dès l’origine, l’autorisation du chlordécone sur notre territoire a dû bénéficier du soutien du ministère de l’Agriculture. En 1969, la Commission d’études de l’emploi des toxiques en Agriculture émet en effet un avis défavorable à la commercialisation du pesticide sur notre territoire. Sa position est reprise par le Comité d’Etudes des Produits Antiparasitaires à Usage Agricole. Pourtant en 1972 une autorisation provisoire de vente (APV) est accordée par le Ministère de l’Agriculture. Elle devait être valable pour un an, mais ne sera réexaminée qu’en 1976. Matthieu Fintz observe à cet égard que de tels retards étaient courants face au nombre élevé de substances à évaluer à l’époque.
Un rapport de stagiaire
Quand en 1976, se pose la question d’une nouvelle autorisation du chlordécone, les Etats-Unis viennent de l’interdire sur la base de nombreux arguments scientifiques, mettant en évidence la dangerosité sanitaire du produit. Pourtant, les rapports qui vont être établis dans le cadre de l’homologation du produit ne feront nulle mention des événements américains. « Comment la Commission des toxiques a-t-elle pu ignorer les signaux d'alerte mentionnés précédemment : les données sur les risques avérés publiées dans de nombreux rapports aux Etats-Unis, le classement du chlordécone dans le groupe des cancérigènes potentiels, les données sur l'accumulation de cette molécule dans l'environnement aux Antilles françaises ? », s’interroge Pierre-Benoit Joly.
Différentes pistes sont avancées par les deux chercheurs, le poids de l’enjeu économique des productions bananières et le fait que le ministère de l’Agriculture soit dans ces dossiers « juge et partie » sont notamment mis en avant. Par ailleurs, dans les années 80, le maintien du chlordécone sur le marché va être appuyé par des cultivateurs soucieux de faire face au fléau des charançons accru par les cyclones. Il faudra donc attendre 1990 pour qu’enfin la France décide de se passer de ce pesticide.
La révélation au grand jour des risques liés à l’exposition au chlordécone prendra elle aussi encore du temps. Il faudra pour y parvenir compter sur le hasard. « Dans les services de santé, la mémoire du chlordécone refait surface à l’occasion de la réalisation d’un mémoire (!) de stage étudiant réalisé en 1996 à la DDASS de Guadeloupe », note Pierre-Benoit Joly.
Les alertes lancées par certains spécialistes et notamment le professeur Dominique Belpomme en 2007 finiront de mettre sur le devant de la scène les méfaits du chlordécone sur des générations de cultivateurs antillais.
Inra : Chlordecone aux Antilles françaises : un éclairage socio-historique
Aurélie Haroche