
D’après l’intervention d’Axel Kahn (INSERM, Université Paris Descartes), au congrès de la Société Française de Gériatrie et Gérontologie
Convié par Gilles Berrut, actuel président de la SFGG, à parler d’éthique suite à son dernier ouvrage intitulé L’ultime liberté, Axel Kahn a débuté son exposé en rappelant, non sans malice, qu’il aurait pu tout aussi bien parler dans ce congrès de la génétique de la longévité…
L’ultime liberté est-elle une liberté ?
Le suicide, particulièrement fréquent au sein de la population âgée, conduit à réfléchir à propos de l’ultime liberté, c’est-à-dire celle de se donner la mort. Mais l’ultime liberté, est-elle une liberté ?... Exercer une liberté suppose la possibilité d’avoir un autre choix. Si, lors d’une balade, nous parvenons à un carrefour et choisissons un chemin plutôt qu’un autre, nous le faisons librement parce que nous aurions pu faire un autre choix. Un acte commis parce que toutes les autres voies sont psychologiquement ou même réellement fermées, est le contraire d’une liberté : il est une contrainte. Dans l’immense majorité des cas, les personnes qui exercent leur ultime liberté ne voient pas ce qu’elles auraient pu faire d’autre. Par conséquent, la caractéristique de l’ultime liberté, au départ, est de n’être pas une liberté. Une autre très grande caractéristique de la liberté est la possibilité de changer d’avis, tant l’idée de ne pouvoir remettre en question un choix initial nous est totalement insupportable. Or, seconde caractéristique de l’ultime liberté, elle est sans retour possible. Il n’y a pas de manière d’être plus irréversiblement peu libre que d’être mort, puisque l’on n’a plus aucune maîtrise de soimême. La décision prise ne pourra plus être inversée. Et l’on disposera du mort, dont on ne sait même pas trop dans quelle mesure ses dernières volontés seront exaucées. Il n’est pas question de mettre en cause cette ultime liberté, même si on la déplore. Nul d’entre nous ne reviendrait aux temps où juridiquement, religieusement, les suicidés étaient considérés comme les pires des délinquants. Il fut même un temps où l’on démembrait les corps pour montrer l’opprobre de ce geste. Il est intéressant de se rappeler pourquoi, au Moyen Age par exemple, le suicide était un crime pire que l’homicide. C’est que l’on peut se repentir d’un homicide et non d’un suicide. C’était un crime sans pardon, sans regret : le pire des crimes. Nous n’en sommes plus là. Il n’en reste pas moins que c’est une décision irrévocable.
Faut-il réanimer ?
Une équipe mobile du SAMU est appelée et les membres de l’entourage indiquent l’intention de la personne de mettre fin à ses jours par une lettre laissée sur la table indiquant un suicide commis en toute conscience. La personne en possession de tous ses moyens intellectuels exprimait la volonté de mourir et demandait instamment à ne pas être réanimée. Faut-il réanimer cette personne ? La réponse est « oui, bien sûr ». Mais, pourquoi ? Consacrée à une personne en détresse, la meilleure, la première des solidarités consiste à essayer d’optimiser les degrés de liberté. Ce, au nom du principe de réciprocité : se comporter envers cette personne comme on aimerait que l’on se comportât vis-à-vis de soi-même. Soit on ne réanime pas : la personne aura exprimé son ultime liberté sans avoir été contrainte, mais elle n’aura pas la possibilité de changer d’avis et aura bénéficié d’un seul degré de liberté. Soit on la réanime et elle récupère. Elle pourra alors – et c’est ce que l’on observe dans la pratique – ou bien récidiver ou se mettre à aimer éperdument la vie. Dans ce cas, on aura élargi l’éventail des possibilités laissées à la personne, alors que dans le premier on l’aura rétréci. L’ultime liberté est extrêmement singulière. Réfléchir à sa singularité est indispensable pour essayer, face aux problèmes auxquels elle nous confronte, de surmonter les positions, sincères certes, mais par trop simplistes. Telle est la finalité de l’éthique. Quand une personne dit qu’elle veut mourir, elle nous signifie que la vie lui est insupportable. C’est là toujours un cri d’une extraordinaire importance. La réponse éthique est d’élargir l’éventail des libertés, c’està- dire ne plus laisser la personne face à une absence totale d’alternative et soumise à la contrainte de faire ce qu’elle est poussée à faire. Dans ce champ de référence, la médecine, plutôt que de respecter en première approche son « ultime liberté », interviendra en essayant de rétablir cet éventail de libertés et de redessiner ainsi pour la personne les conditions d’un vrai choix : lui donner les moyens d’entrevoir plusieurs possibilités, dont celle de recommencer.
En cas de troubles cognitifs altérant la compréhension du réel ?
Il existe des niveaux variables d’atteinte de l’entendement. Comme d’habitude, aucun schématisme n’est possible. Une réflexion éthique est très humble, très hésitante. La réponse assurée d’un catéchisme n’est pas celle de l’éthique. La bonne approche est d’indiquer qu’en matière d’entendement, nul n’est en « off » ou en « on ». Il n’y a pas des personnes qui ont leur entendement et d’autres qui ne l’ont pas.
Aucun d’entre nous n’a son plein entendement, et peu nombreux sont ceux qui l’ont totalement perdu à moins d’être vraiment dans le coma. L’exigence d’essayer de comprendre par tous les moyens (intermédiation de la famille notamment) est souvent une première approche indispensable. La demande de suicide assisté émanant d’une personne à niveau d’entendement abaissé ne peut être prise en compte telle quelle. Toute demande doit être entendue comme l’expression de ce qui reste de niveau de conscience chez cette personne, mais en prenant aussi en compte sa très grande fragilité. Si la personne est confrontée à des souffrances physiques, la médecine est, de nos jours, bien armée contre cela. Calmer efficacement par tous les moyens est une exigence médicale qui l’emporte de loin sur celle de prolonger la vie. Il ne s’agit que de la poursuite des soins à un nouveau stade de l’évolution du mal. S’il convient d’appliquer des méthodes d’une sédation extrême, des possibilités sont offertes par la loi de Léonetti de 2005 ; alors, le dialogue avec la famille est indispensable pour le cas où le niveau d’entendement ne permet de tirer aucun élément.
Refus de soins
Il est bien sûr un « crève-coeur » pour le médecin. Mais le principe d’autonomie de la personne garantit la liberté de refuser un soin. Quand un témoin de Jéhovah saigne, s’il est absolument conscient, les textes sont déterminants : on ne le transfuse pas. S’il est question de l’opérer, on le prévient de l’éventualité d’une transfusion peropératoire et il décide en conscience. Une personne qui refuse l’hospitalisation ou la réanimation est parfaitement libre de le faire. Il ne s’agit pas de lui mettre une camisole chimique pour l’y emmener et ce, même si le refus est considéré comme irrationnel par le médecin. Toutefois, en respectant l’obligation de soin à son égard, le médecin fait en sorte que la personne ne soit jamais abandonnée. Le cancéreux que l’on pourrait peut-être améliorer avec une nouvelle ligne de traitement mais qui la refuse parce que fatigué de la vie, ne sera jamais abandonné : on le suivra comme il le veut et comme on le peut et on fera tout pour le soulager.
À propos des directives anticipées
Elles ont deux caractéristiques. D’une part, elles sont une indication importante, d’autre part, une personne peut changer d’avis et les exemples en sont très nombreux. Par conséquent une directive anticipée ne délie jamais l’intervenant, s’il le peut, de savoir si la directive anticipée ne s’est pas modifiée.
Point de vue |
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L’argumentaire d’Axel Kahn n’est pas le fruit d’une moralisation culpabilisante du type « la Vie est sacrée ; nul n’a le droit d’y attenter » qui est de l’ordre de l’éthique de conviction. Mais, au contraire, fondé sur une éthique de responsabilité, il est articulé comme une démonstration au sens mathématique du terme. Il est donc très convainquant. Son propos était illustré par deux vignettes cliniques dont, alors jeune interne, il fut le témoin. La première était le cas d’une vieille dame qui, seule, un soir de Noël, s’était brusquement fiché un couteau dans la poitrine. Arrivée en réanimation avec un tableau de tamponnade, elle fut sauvée par une ponction péricardique salvatrice. Puis, les enfants qui l’avaient négligée renouèrent avec leur mère, les voisins se mobilisèrent, et plus jamais elle ne récidiva. La seconde s’avéra malheureusement plus tragique. Un jeune médecin vint à pied aux urgences de l’Hôtel-Dieu annonçant qu’il avait avalé 250 comprimés de clomipranine parce qu’il voulait mourir et que maintenant il voulait vivre. Il mourut en dépit de tous les efforts déployés. Toutefois, deux types de situation posent question. Le résultat de la réanimation estil vraiment binaire, décès ou réussite redonnant le choix à la personne ? Quand la réanimation sauve certes la vie, mais au prix de lourdes séquelles physiques ou cognitives, la personne disposera-t-elle alors d’une autonomie de choix restituée ? Et si le suicide survient dans un contexte de maladie létale à court terme, le choix du sujet n’est-il pas, de toute façon, barré par un avenir, ici, inexorable ? Il y a une dizaine d’années, une patiente âgée de 85 ans en pleine possession de ses capacités physiques et cognitives, dont j’étais le médecin traitant, fut retrouvée une nuit dans le coma. Elle avait laissé une lettre qui ne laissait planer aucun doute. Un mois auparavant, je venais de lui trouver un cancer du pancréas et elle ne voulait pas connaître une fin pénible. Appelée sur les lieux, une collègue décida de la réanimer. Elle prévint le SAMU : le médecin fit une injection de flumazénil qui l’améliora 24 h sans pouvoir retarder l’échéance fatale. Je ne fus pas étonné de son geste. Sans pour autant être déprimée, elle m’avait toujours prévenu, même avant son cancer, ne pas vouloir de déchéance. Je ne fus pas davantage surpris du mode opératoire : grande consommatrice de benzodiazépines, je n’étais pas parvenu à l’en sevrer totalement. En mon for intérieur, je réprouvais l’attitude de ma collègue. Toutefois, même si le dossier était renseigné au plan médical, pouvait- il lui transmettre la connaissance fine que j’avais acquise de cette personne ? Supposons que j’aie été moi-même d’astreinte ce soir-là, avec la particularité d’être son médecin traitant : qu’aurais-je fait ? Non à froid donc en théorie, mais en situation. Me serais-je abstenu pour ne pas la trahir ou serais-je intervenu comme ma collègue. À vrai dire, je n’en sais rien… Yves KAGAN |