Par le Pr Jean Costentin*
Paris, le samedi 10 novembre 2012 – L’expérimentation de salles d’injection à moindre risque fait débat. Si le ministre de la Santé s’est déclaré clairement favorable à un tel projet, certains mettent fortement en doute les avantages théoriques d’une telle structure. En outre, au-delà même des risques inhérents à un tel dispositif, le professeur Jean Costentin en déplore le caractère contre-productif dans une France qui a beaucoup œuvré pour la prise en charge « en amont » des toxicomanes.
Ceux qui requièrent "l'expérimentation" de salles d'injections de drogues aux toxicomanes, médicalement assistées, avancent trois justifications: éliminer de la rue le triste spectacle de toxicomanes s'injectant leur drogue ; réduire les risques d’overdoses ainsi que de contamination par les virus du SIDA ou des hépatites ; entrer en contact avec certains toxicomanes pour les convaincre de s'engager dans un processus de soins. Nous répondons ici à ces arguments, en montrant leurs faiblesses et faux semblants, en rappelant les dispositifs disponibles en France, et en montrant que la « réduction des risques » qui est escomptée en comporterait divers autres, encore plus graves que ceux qu'ils prétendent combattre.
Expérimentations ? Une notion si peu française…
Notons tout d’abord que notre pays n’a pas la culture de
l’expérimentation ; le char de l’Etat français ne semble pas doté
de marche arrière ; dès lors, la notion d’expérimentation est un
subterfuge pour l’institutionnalisation de ces salles de
shoots.
La réduction des risques encourus par les toxicomanes est une
préoccupation à laquelle nous adhérons. Néanmoins, les plus grands
des risques résident dans l’accroissement du nombre des
toxicomanes, que ne manquerait pas de produire une image quasi
légalisée de la drogue avec l’installation d’un confort accru pour
celui qui s’y adonne et dans un ancrage des toxicomanes dans leurs
addictions.
Déshabiller Pierre pour habiller Paul…
L’ouverture de ces salles de shoots cumulerait plusieurs aberrations :
- l’Etat contribuerait ainsi à dédramatiser le phénomène
toxicomaniaque ;
- l’Etat organiserait la désobéissance à la loi, en finançant à
l’intérieur de ces salles de shoots, ce qu’il interdit à
l’extérieur (à moins de légaliser toutes les drogues, ce qui est
d’ailleurs une revendication d’un certain nombre de ceux qui
militent pour ces salles de shoots) ;
- l’Etat devrait divertir (dans un contexte économique difficile)
des fonds qui seraient inévitablement pris sur les structures
prenant en charge, en amont, les toxicomanes, alors que ces
structures déclarent manquer de moyens et que les
indispensables actions de prévention des toxicomanies ne sont même
pas financées.
Les mauvais exemples étrangers
Cette « expérimentation » veut reproduire ce qui se fait dans quelques autres pays. On s’étonnera que depuis le temps qu’y fonctionnent ces salles de shoots, elles en soient restées au stade expérimental, quand elles n’ont pas été fermées. Ce que recommande d’ailleurs l’OICD (office international de contrôle des drogues)…
Soulignons que ces pays n’ont pas mis en place tout ce que la France a organisé en amont de ces salles de shoots :
- des structures hospitalières,
- des cliniques spécialisées,
- des associations d’accueil et de traitement des toxicomanes, - -
la dispensation libre de seringues,
- l’échange de seringues neuves contre les seringues utilisées, - -
les stéribox,
- dans certains centres le don de seringues,
- les CAARUD (centres d’accueil et d’accompagnement à la
réduction des risques pour les usagers de drogues),
- les CSAPA (centres de soins d’accompagnement et de prévention en
addictologie),
- les centres d’accueil des toxicomanes (fixes ou ambulants), - -
sans oublier les programmes méthadone, ou buprénorphine à haut
dosage (Subutex®), dont il faut révéler qu’une part très importante
(probablement autour d’un tiers) de ce « Subu », d’un coût élevé,
est scandaleusement détournée, servant alors de porte d’entrée à de
jeunes toxicophiles dans l’addiction aux opiacés, faisant aussi
l’objet d’injections intraveineuses, assurant par la revente,
opérée par celui à qui il a été prescrit, les moyens d’acheter «
son » héroïne pour constater enfin que ce « Subu » n’est presque
jamais administré à doses dégressives, pour atteindre
l’abstinence.
Quid de la responsabilité des médecins ?
Comment des médecins, engagés par le serment d’Hippocrate à ne pas mettre leur savoir au service de la corruption des mœurs, pourraient concourir à l’administration des toxiques qui sont la cause de la maladie grave des toxicomanes ? L’empathie due au toxicomane, ne doit pas virer à la collusion. Comment pourraient-ils devenir complices de l’administration de ces « drogues de la rue » amenées par les toxicomanes, alors qu’ils savent que ces drogues sont très adultérées par des coupages opérés en série, avec des substances souvent impures et parfois toxiques. Comment pourraient-ils admettre l’injection de solutions non stériles ? Très vite surgirait l’idée de la vente sur place d’une héroïne irréprochable (« médicale »). Comment les toxicomanes se l’achèteraient, puisque ce ne serait plus de leurs coupages de la drogue qu’ils retireraient leur quote-part… Viendrait alors, évidemment, le moment de leur offrir. Ainsi serait satisfaite la revendication ultime des toxicomanes ; « leur » drogue servie gratuitement, ad voluntatis, administrée dans des conditions confortables et de complète sécurité.
A qui incomberait la responsabilité des exactions que pourrait commettre, ou des accidents que pourrait provoquer le toxicomane sous l’empire de la drogue qui vient de lui être injectée dans une salle de shoot ? Au médecin (grandeur et servitude !).
Des bénéfices théoriques… qui ne se constateraient pas en pratique
Quelles doses d’héroïne ? Combien de fois par jour ? Des
limites ont été fixées dans certains centres étrangers (6 fois par
jour à Genève). Néanmoins, il a été mis en évidence, dans le sang
de certains « clients » de ces centres, la présence de l’héroïne de
la rue (que l’on sait distinguer par certaines analyses). Ainsi
s’annihilent à l’extérieur les précautions mises en œuvre à
l’intérieur…
Des particuliers et, avec eux, des édiles municipaux s’irritent que
dans leur(s) rue(s), des toxicomanes s’injectent des drogues, puis
laissent traîner leurs seringues… Ils attendent de ces salles de
shoots, l’amélioration de l’ambiance, sans imaginer la
concentration de la population toxicomane à l’entour de ces
salles, leurs va et vient et le négoce opéré par les dealers.
Voyant l’enthousiasme des riverains à accueillir la construction
d’une prison, pourtant bien close, dans leur quartier, surgit la
question : qui voudrait une salle de shoots dans le sien ?
Pas de réel d'impact sur la transmission virale ni de prévention des surdoses
La prévention de la contamination par les virus du SIDA ou de
l’hépatite, se pose surtout chez le jeune toxicomane, qui ne
devrait pas être le client de ces salles, (à moins d’en faire les
centres d’apprentissage de la toxicomanie par injection). Les
toxicomanes concernés, ayant un long passé de toxicomanie soit sont
déjà contaminés par ces virus, soit ont depuis l’origine de leur
errance respecté une prophylaxie adaptée.
La prévention des surdoses ne serait pas assurée, faute de pouvoir
déterminer extemporanément le degré de coupage du produit amené.
L’héroïne qui sera injectée sera-t-elle coupée au 4/5, (ce qui
n’est pas exceptionnel), ou sera-t-elle pure ? Nous avons présent à
l’esprit la mort d’un individu provoquée par la prescription de
méthadone, après avoir fait croire au médecin qui le prenait en
charge qu’il était un héroïnomane en proie aux troubles de
l’abstinence.
Ces salles de shoots devraient être aussi lourdement équipées que des services d’accueil des urgences hospitalières ; elles devraient fonctionner 24 h/24, car il n’y a pas de répits nocturnes aux toxicomanies.
Ne pas saper le travail réalisé en France
La France a fait beaucoup plus que d’autres pays n’ont fait en amont de leurs « salles de shoots » ; elle est plus que d’autres pays confrontée au péril toxicomaniaque, rien ne devrait être fait qui contribue à dédramatiser l’image de la drogue. Nous devrions beaucoup mieux évaluer, beaucoup mieux encadrer, beaucoup mieux contrôler le fonctionnement de toutes les structures déjà mises en place, afin d’améliorer, le cas échéant, leur fonctionnement. Fort de l’interdit des drogues, tout toxicomane pris en flagrant délit de deal ou d’injection doit être confié à un centre assurant sa prise en charge pour la mise en œuvre d’un sevrage médicalement assisté, sans oublier dans ce dispositif l’efficacité des sevrages « secs », en dépit de leur caractère rigoureux.
On est très troublé que certains addictologues, que l’on n’entend jamais dans des actions de prévention des toxicomanies auprès de la jeunesse, se fassent tonitruants pour requérir la dépénalisation du cannabis et véhéments pour obtenir l’ouverture de ces salles de shoots. Cette attitude (stratégie ?), si elle est de nature à accroître leur patientèle et à décupler l’importance de leur spécialité, ne saurait résoudre les problèmes des toxicomanes…
Plus qu’une fausse bonne idée, les salles de shoots seraient, dans le dispositif français de prise en charge des toxicomanies, une vraie mauvaise idée !
*Docteur en médecine, pharmacien, docteur ès sciences ;
Professeur émérite de Pharmacologie - Faculté de Médecine &
Pharmacie de Rouen ; Directeur de l’unité de
Neuropsychopharmacologie CNRS (1984-2008) ; Directeur de l’Unité de
Neurobiologie Clinique CHU Rouen (1999-2010) ; Membre titulaire des
Académies Nationales de Médecine et de Pharmacie ; Président du
Centre National de Prévention, d’Etudes et de Recherches sur les
Toxicomanies (CNPERT).
Les intertitres sont de la rédaction du Jim.