
Une « première phrase qui met dans l’ambiance »
C’est ainsi par exemple qu’il faut lire le dernier post de « Docteur Milie », jeune médecin généraliste installée en Seine Saint Denis. Son texte est quasiment un exposé didactique sur la difficulté d’appliquer la sacro sainte maxime « les antibiotiques ce n’est pas automatique ». Elle raconte ainsi comment elle a vu débarquer à la Maison médicale de garde à 22 h, R. petit garçon de trois ans, accompagné de son père qui a ainsi débuté la consultation : « Alors hier, on a attendu sept heures aux urgences… et on est ressorti avec juste du Doliprane, alors là faut nous donner des antibiotiques ». A partir de cet exposé qui tient de « la première phrase qui met dans l’ambiance » ironise Docteur Milie, elle nous décrit le déroulement de la consultation en alternant les passages en italique où elle précise ce qu’elle a pensé in petto et les passages sans italique où l’on peut découvrir ce qu’elle a réellement déclaré.Prescrire des antibiotiques : une question de contexte
L’auteur du blog met ainsi en évidence les difficultés d’appliquer ce qui est doctement enseigné (à travers par exemple les formations « aux entretiens motivationnels » qu’elle a pu suivre) et la réalité de terrain. C’est ainsi qu’elle s’exhorte à se montrer empathique (voire parfois démagogique comme elle l’admet elle-même) en dépit de l’a priori très négatif qu’elle porte sur le père. A cet égard, elle ne tait pas le fait qu’évidemment le contexte a une influence sur la pratique. « Il faut avouer que quand on a envie plus ou moins inconsciemment de prescrire des antibiotiques, pour plein de raisons diverses, notre inconscient trouve les oreilles rouges plus ou moins rouges ou des angines plus ou moins bactériennes. En tout cas moi, il est clair que le contexte influence ma prescription d’antibiotiques. Dans ce cas précis, si pour des raisons de facilité évidente, je pourrais être tentée de lui filer des antibiotiques, je suis plutôt énervée et j’ai envie de lui prouver qu’il a tort et qu’il a pas besoin d’antibiotiques son fils (…). Pour le coup, je pars plutôt braquée motivée (…) parce que c’est pas les patients qui décident ! ». Voici exposée en quelques mots, la complexité des liens médecins/malades à l’origine des mécanismes de prescription, impossibles à formaliser dans les schémas de la CNAM ou de la HAS.Toute puissance et désir d’amour
L’évocation de cette consultation, somme toute banale, elle le reconnaît elle-même, est également l’occasion pour « Docteur Milie » de revenir sur d’autres sentiments fréquemment éprouvés par les médecins et rarement avoués : l’ivresse d’un certain pouvoir et le désir d’être aimé. Après avoir découvert que l’enfant souffrait effectivement d’une angine, elle observe : « A ce stade, je suis toute puissante. Si j’ai envie d’être un médecin qui fait mal et je le fais parfois (quand pour moi c’est une angine bactérienne typique avec tous les critères et que vraiment je suis sûre que le streptotest sera positif et souvent j’ai raison ou quand j’ai pas le courage de lutter parce que je suis fatiguée ou que c’est en garde ou que c’est un tout petit qui hurle ou plein de raisons ou que les parents ils les veulent les antibios et que si je leur donne ils m’aimeront et je serai la meilleure à leurs yeux -c’est bien pour ça que les gens nous aiment) je décrète: Il lui faut des antibiotiques ! » écrit-elle.Coup de théâtre !
Enfin, la dernière leçon de cette consultation tient à son coup de théâtre. Car, après que le test soit en faveur d'une angine virale, ne nécessitant donc pas la prescription d’antibiotiques, refusée logiquement par le « Docteur Milie », le père finit par déclarer : « ‘Mais docteur, je suis totalement d’accord avec vous, j’ai bien compris (…) mais c’est ma femme’ (…) sa femme [qui] lui a fait passer sept heures aux urgences la veille et ce soir (…) elle l’a fait rentrer plus tôt (…) pour qu’il emmène à nouveau le petit chez le médecin et quand il rentre, elle insulte les médecins français, parce que dans son pays, on donne des antibiotiques tout le temps… ». Après cet aveu, « Docteur Milie » éprouve une sincère empathie pour le père de son patient et découvre une nouvelle fois que : « Derrière toute demande agressive, notamment revendicatrice, il y a quelque chose. Et face à un patient difficile, et qui déclenche des sentiments négatifs en nous, il faut lutter contre ce sentiment pour essayer que ce sentiment n’influe pas sur cette prise en charge », observe-t-elle simplement. Le médecin acceptera même de tenter d’expliquer sa position par téléphone à la mère revendicatrice, bien que la conversation virera au dialogue de sourd.Les antibiotiques c’est ce qui reste, quand rien ne va plus
Mais pour expliquer sa détermination, le « docteur Milie » met en avant des éléments bien éloignés du discours morose souvent prêté aux praticiens qui seraient submergés par le sentiment de dévalorisation et la tristesse face au mépris grandissant des malades. Bien loin de tels rivages, le docteur Milie répond : « Pourquoi ne pas l’envoyer paître, pensez vous. Parce que j’étais motivée. Parce que c’est mon boulot un peu et que je suis quand-même payée 68,50 euros pour cette consultation. Parce que j’ai fait une formation d’entretien motivationnel: ça se voit hein. Parce que si personne ne prend le temps de lui expliquer, elle ne comprendra pas et continuera à envoyer son mari tous les soirs chez le médecin (…). Et parce que, encore une fois, derrière les patients relous, il y a des patients fatigués, angoissés, non écoutés, parfois derrière des patients relous, il y a juste des patients relous (…) mais bon, souvent c’est l’anxiété ou en tout cas il y a une raison qui pousse les gens à être comme ils sont. En particulier, dans les « rhumes » ou autres maladies saisonnières bien pénibles (…) la vie des gens est parfois tellement difficile que l’enfant malade, c’est juste la goutte d’eau (…) qui fait déborder le vase et il faut juste un truc pour que ça s’arrête, et comme la magie n’existe pas, et ben il reste les antibiotiques ».L’histoire (dont on peut lire l’intégralité ici http://www.docteurmilie.fr/wordpress/?p=1424) s’achèvera par l’absence de prescription d’antibiotiques saluée par un triomphal « Bravo » du père. Ou « comment une consultation qui avait débuté par « Bonjour, il lui faut des antibiotiques » s’est terminée (35 minutes plus tard) par un « Bravo » de ne pas l’avoir fait », conclue « Docteur Milie ».
Aurélie Haroche