
Yocum, Jobe, Sorensen…
Leyla, jeune masseur kinésithérapeute, comme elle se présente succinctement sur son blog, écrit depuis plusieurs années sur son quotidien. Elle raconte ses consultations les plus poignantes, reviens sur certains désordres de l’organisation des soins, propose quelques réflexions sur l’utilité (ou pas) de la prescription de séances de rééducation. Mais récemment Leyla a décidé de lever le voile sur ses doutes, les plus profonds. La note fera sans doute écho à de nombreux professionnels de santé, car elle évoque l’enlisement dans une certaine routine, l’éloignement d’abord imperceptible, puis de plus en plus profond avec les multiples notions techniques et scientifiques qui permettent pourtant de demeurer un soignant de qualité. « Les notions d’anatomie, palpatoire surtout et biomécanique se sont étiolés (…). J’ai oublié ce qu’étaient les tests de Yocum, Jobe, Sorensen, Shirado et à quoi ils servent. Je sais dire qu’ils ont mal là parce que j’appuie mais pas qu’ils marchent ainsi parce qu’un tel est pas dans l’axe à cause de ceci ou cela » énumère-t-elle sans fausse pudeur. A ces oublis, ces gestes que l’on accumule de façon automatique, s’ajoute la fuite du temps qui inévitablement brouille la mémoire. « J’essaie de prendre le temps d’écrire le contenu de mes séances. Une fois sur deux, je ne le fais pas. Parce que quand même (…) c’est clair, d’ici 48 heures ça va tenir. Forcément, 48 heures après j’ai oublié. Si c’était une cheville gauche ou droite, si j’ai fait des ultrasons ou des ondes de chocs, etc. (…) Mais je sais faire de bonnes pirouettes pour que le patient me donne la réponse l’air de rien » raconte-t-elle. Finalement, la conclusion de ce long post qui énumère ses insuffisances, ses renoncements et ses regrets n’est qu’amertume : « Je suis une bonne soignante. Je crois. J’aime les gens. J’essaie de le respecter. De les entourer, de leur apporter l’attention dont ils ont besoin. Mais je ne sais pas/plus les rééduquer. Je suis une bonne accompagnante, mais je ne suis plus sûre d’être vraiment kiné ».Il ne suffit pas d’aimer les gens pour bien les soigner
Cette confession, écrite en un moment de révolte contre soi, comme l’auteur l’avouera elle-même plus tard, n’échappe sans doute pas à un léger grossissement des traits. Cependant, elle rappelle la dualité nécessaire à tous les métiers de la santé : l’importance d’une profonde empathie pour les patients alliée à une bonne maîtrise des gestes techniques et médicaux. Or, cette alliance est absolument nécessaire et Leyla fait ici le constat que le souci du respect des malades ne peut prendre le pas sur les compétences techniques, ne peut remplacer cette exigence essentielle. Cette note met également à nu, comme rarement, les doutes et les interrogations intimes qui peuvent animer les professionnels de santé face à la représentation qu’ils se font d’eux-mêmes en tant que soignant. Ce texte enfin se refuse à invoquer la paperasserie administrative, le manque de temps, les exigences des caisses comme principales raisons des insuffisances du praticien.Les blogueurs : trop beaux pour être tout à fait vrais
L’histoire bien sûr a une issue heureuse. L’écriture d’un blog peut se révéler une catharsis salutaire. Quelques temps après avoir griffonné cette première note, Leyla est revenue sur ses doutes ainsi exprimés. Elle remarque tout d’abord que cette confession lui a permis de briser l’image idéale qu’elle présentait d’elle sur le blog. Souvent, de fait, les auteurs de ces journaux de bord donnent d’eux une représentation du médecin, de l’infirmier ou du kinésithérapeute tels qu’on les rêve : bienveillant, à l’écoute, compétent, remettant en doute certains dogmes établis mais toujours suspicieux face à l’industrie pharmaceutique le tout saupoudré d’une once de (fausse ?) autodérision qui ne nuit pas. Ici Leyla a osé révéler que derrière les écrans, les blogueurs sont des professionnels comme les autres. « Mon image, ici, si belle soit elle, n’était qu’une illusion soigneusement entretenue ».Des radios à l’envers mais une route à l’endroit
Cependant, la prise de conscience a été efficace. Elle révèle ainsi comment elle a désormais fait évoluer sa pratique sur différents points. Elle a tout d’abord choisi d’arrêter de se dévaloriser. Face à certains de ses confères qui lui assènent : « à l’école, on ne nous apprend que des bêtises », elle relativise : « C’est vrai. Mais juste partiellement finalement ». Elle a également choisi de rire de ses faiblesses. « Je mets toujours les radios à l’envers. Et je m’en fous. Je rigole (…) en disant au patient que ça commence mal et qu’il devrait avoir peur (…). Mais je regarde ». Surtout, désormais, elle a choisi une nouvelle organisation pour ses séances. La première est destinée à faire le point et ce n’est que dans un second temps que les soins sont mis en œuvre. « Pour les bilans, j’ai acheté un ordinateur rien qu’à moi (…). Je note tout. Les évolutions depuis la séance précédente, les nouveaux éléments, le ressenti du patient et ce que je choisis de faire en fonction de ce qu’il me confie » indique-t-elle. Enfin, concernant ses oublis en physiologie, elle a transformé ses errances en force. « Maintenant, j’ai mes cours de P1 sur l’ordinateur, tous mes schémas d’anatomie. Je les regarde et je les partage. J’élabore des hypothèses en même temps que je leur montre de quoi je parle. Je crois qu’ils aiment ça en fait. Leur regard change. Certains me disent que c’est bien parce qu’ici on explique bien », relate-t-elle avant de conclure : « Même si la route est longue, je sais où je vais ».Et vous pouvez pour le découvrir, vous rendre sur son blog à l’adresse :
http://leya-mk.blogspot.fr/
Aurélie Haroche