
Paiement à l’acte : faire l’autruche ou marcher sur des œufs…
Pour les promoteurs de la Sécurité sociale, pour les concepteurs du paiement à l’acte, le temps n’existe pas. Et s’il existe, il n’est jamais une entrave et ne tourne jamais aux dépens des médecins et des patients. C’est ce qu’illustrent plusieurs notes récentes du blog Cris et Chuchotements, dont l’auteur est gastro-entérologue. Dans son dernier post, il entreprend notamment d’expliquer le « paiement à l’acte » en utilisant une méthode métaphorique reposant sur l’utilisation « d’œufs ». « Selon une idée communément répandue, une consultation est bien ronde comme un œuf. Cet œuf contient un beau centre jaune bien gras, qui fait le cœur de l’acte comportant les éléments nutritifs suivants : une consultation suffisamment longue pour parler, être écouté, être examiné, être traité, se voir expliqué et éduqué thérapeutiquement. Autour du jaune, un blanc plus ou moins volumineux, contenant : télétransmission, remplissage en temps réel ou différé de document administratif, récupération des résultats d’examens, reconvocations si anomalie. Tous les œufs/consultation ne se ressemblent pas. Il y a des œufs durs, des œufs mollets, des œufs fissurés, des omelettes, des œufs de poule, mais aussi de cane, de pigeon, d’autruche. Or selon une idée communément répandue, une consultation est juste toujours un oeuf. (…) Le principe du paiement à l’acte c’est que l’œuf/consultation vaut 23 euros pour 10 minutes, 23 euros pour 18 minutes (temps moyen de consultation en France), mais aussi 23 euros pour 45 minutes. Le principe de la rémunération à l’acte c’est que la longueur d’une consultation est censée être compensée par la rapidité d’une autre » débute cette note.Vaccination par les pharmaciens : il ne restera plus aux médecins que leurs œufs pour pleurer
Or, ce principe de « compensation » est de plus en plus fragilisé. D’abord, parce que le vieillissement de la population implique une multiplication des patients présentent des poly pathologies. Le poids des démarches administratives ne fait par qu’ailleurs qu’accroître le temps consacré à chaque patient (même s’il ne s’agit pas d’un temps passé en consultation). Enfin, l’auteur de Cris et Chuchotements relève qu’un nombre croissant d’initiatives tendent de plus en plus à dévoyer le principe « de compensation » du paiement à l’acte, déjà fortement mis à mal. Il revient ainsi sur un exemple récent et qui a déjà beaucoup fait réagir : la future délégation de l’acte de vaccination aux pharmaciens, souhaitée par le ministre de la Santé. « Imaginons maintenant que les médecins délèguent aux pharmaciens l’acte de vaccination. Bien entendu, les pharmaciens n’effectueront que les vaccinations simples chez les patients simples. Celle du petit œuf de 10 minutes à 23 euros. Il restera au médecin seulement les patients complexes à vacciner, des gros œufs de 30 minutes au même tarif. Si le médecin se prend toute la journée des gros œufs de ce prix, le principe du paiement à l’acte est placardisé » relève-t-elle.Une colère qui mijote
Autre aberration du paiement à l’acte dénoncé par cette note : il paraît récompenser ceux qui se montrent les moins diligents envers les patients, qui multiplient les consultations rapides au détriment de ceux qui s’impliquent davantage auprès de leurs malades. Une situation paradoxale que toujours fort de sa comparaison, l’auteur de Cris et Chuchotements résume ainsi : «Imaginez un médecin qui toute la journée assure des consultations/œuf de cane. Avec un bon gros temps d’écoute, assez pour parler, être écouté, être examiné, être traité, se voir expliqué et éduqué et avoir les bons papiers. Imaginez un autre, peut-être pas loin de là, qui effectue, lui de la consultation/œuf de caille. Du simple vite fait. Pas de cuisine, pas d’omelette, pas d’œuf fissuré. Qui gagne le mieux sa vie ? », interroge-t-il.Des médecins déshumanisés et comme hors du temps
Mais la thématique du temps n’est pas uniquement invoquée par le blog Cris et Chuchotements à travers sa dimension pécuniaire. Dans une note publiée il y a quelques semaines, ce sujet était déjà au cœur de ses préoccupations. L’auteur se faisait fort ainsi d’énumérer l’ensemble des tâches qui incombent aujourd’hui aux praticiens : « Médicament pas en stock : le pharmacien appelle le médecin. Problème de remboursement avec la sécu : le patient appelle le médecin. Télétransmission qui ne marche pas : appel du médecin, car la sécu a dit que c’était de sa faute. Pas d’infirmière ou de kiné disponible : appel du médecin. Résultats attendu sous 10 jours : appel du médecin tous les jours à partir du 5ème jour. Sortie d’hôpital : appel du médecin. Médicament ne marche pas comme espéré : appel du médecin. Jour ne convient pas pour un rendez-vous : annulation 10 minutes avant. Consultation chez le spécialiste : aucun document apporté. Départ en vacances imminent : demande de consultation urgente. Retour de vacances : demande de consultation urgente. Maladie en ALD : plan interminable à compléter par le médecin directement sur le site de la sécu » énumère le praticien qui dresse un portrait plus général de la situation en déclarant : « Une journée de consultation, c’est du travail à la chaîne ». Or, cette situation stakhanoviste a un impact majeur sur la relation médecin/malade, sur la réflexion nécessaire à l’établissement d’un diagnostic et sur le temps d’écoute consacré aux patients. D’une part bien sûr parce que les journées n’étant pas infinies, les moments dédiés à la parole des malades sont parfois les premiers sacrifiés. Et dans ce cadre « il n’est pas étonnant que les patients essayent de trouver ailleurs ce qu’ils espèrent de la relation de soins, car les médecins surchargés n’ont tout simplement pas le temps de les écouter » souligne l'auteur. Mais aussi, relève Cris et Chuchotements, qui ose une explication moins souvent avancée parce que cette pression constante, cette fuite du temps conduit à une « déshumanisation » des médecins. « Il faut comprendre qu’on ne peut pas avoir l’esprit libre pour s’intéresser au patient quand on a perdu la liberté, quand on est sous contrôle standardisé et centralisé, quand on a le cerveau occupé par de multiples tâches bureaucratiques et organisationnelles. Et quand on se voit en permanence débouter du droit d’écouter ses propres besoins, sa fatigue physique et émotionnelle » écrit le praticien.Les patients ont tout leur temps
De cette analyse découlent plusieurs propositions en vue d’une « réforme sérieuse de la santé » qui devrait selon Cris et Chuchotements placer la question du « temps » au cœur de sa réflexion. « Une réforme sérieuse de la santé devrait prendre en compte le gaspillage de la ressource précieuse (et limitée) que constitue le temps médical » devrait reposer sur une « volonté politique de considérer le temps médical. De ne pas le dilapider dans les préoccupations administratives » estime ainsi l’auteur du blog. L’autre aspect de cette « réforme » selon Cris et Chuchotements viserait à une plus grande responsabilisation des patients. Eux aussi on, selon l’auteur du blog, une part de responsabilité quant au gaspillage du temps médical. Ils vivent en effet dans l’illusion d’une disponibilité absolue et parfaitement due des médecins et de l’ensemble de la sphère médicale. Plus globablement l’auteur du blog regrette que les seuls efforts exigés qu’il s’agisse de la maîtrise des dépenses de santé (comme il l’illustre dans une troisième note « La Sécurité sociale expliquée en œufs ») ou encore la gestion des tâches administratives reposent encore et toujours sur les épaules des médecins et jamais sur celles des patients.Des analyses ludiques et parfois musclées à lire ici : http://www.cris-et-chuchotements.net/
Aurélie Haroche