On ne naît pas héroïne, on le devient

Paris, le samedi 29 novembre 2014 - C’est une soirée officielle où se pressent magistrats, hommes politiques, représentants diplomatiques. On est entre gens de bonne compagnie. La guerre commence à s’oublier, d’autres affrontements, d’autres ambitions s’aiguisent. Beaucoup laissent la légèreté de cette liberté retrouvée prendre le pas sur toute autre réflexion. Nous sommes en 1950 ou en 1951, dans une ambassade. Les femmes portent des toilettes élégantes et légères. Certaines ont les bras nus. Un homme se penche sur elle, pointe du regard les cinq chiffres tatoués sur son bras et lui demande goguenard « C’est votre numéro de vestiaire ? ». « Après cela, pendant des années, j’ai privilégié les manches longues » raconte-t-elle dans son autobiographie, « Une Vie », parue en 2007.

Le temps du silence

Pendant de longues années après la guerre, Simone Veil s’est tue sur son passé. Face à la déportation qui avait emporté son père, son frère et sa mère et dont six millions de juifs ne sont jamais revenus, elle a longtemps choisi le silence et ce mélange de fermeté et de pragmatisme qui la caractérise. Les manches longues, la vie (un mariage rapide après la guerre avec un homme qu’elle a toujours considéré comme son meilleur allié, son meilleur ami) et le travail avec une ambition jamais démesurée, mais toujours lucide, ont été le ciment de son existence après l’innommable et la perte de toutes les illusions sur l’âme humaine. Cependant, chaque jour, elle mesurait l’ignorance et l’indifférence des Français face aux sorts des anciens déportés et notamment des juifs. Il y eut l’épisode des manches longues, il y eut les nombreuses remarques, mais il y eut surtout novembre 1974. Le passé de Simone Veil était alors très peu connu et sans doute certains, parmi ceux qui assimilèrent alors l’avortement aux camps d’extermination, ignoraient qu’elle avait, elle aussi, traversé l’enfer d’Auschwitz. Mais ces mots, qu’ils aient émané d’individus connaissant ou non son histoire, étaient une nouvelle démonstration accablante de l’aveuglement de la société française sur l’horreur des camps.

Des médecins largement hostiles et finalement séduits

L’heure n’était cependant pas au rétablissement de la vérité, à la transmission de l’histoire. L’heure était au combat. Quand elle est nommée ministre de la Santé, Simone Veil est pour la plupart une inconnue. Alors qu’elle demeure aujourd’hui dans l’esprit d’une majorité de professionnels de santé comme la meilleure des ministres ayant occupé ce poste, Simone Veil était largement honnie par les médecins au printemps 2014. «  Il ne sert à rien de travestir les faits: face à un milieu au conservatisme très marqué, je présentais le triple défaut d'être une femme, d'être favorable à la légalisation de l'avortement et, enfin, d'être juive. Je me rappelle ma première rencontre avec le groupe de médecins conseillers que Robert Boulin avait constitué quelques années plus tôt. L'accueil qu'ils me réservèrent fut glacial. Je crois bien que, s'ils avaient pu m'assassiner, ils l'auraient fait » s’est-elle souvenue dans son autobiographie. Pourtant, la grande réforme que Valéry Giscard d’Estaing lui confia ne se fit pas contre les médecins, mais avec eux. Parce que Simone Veil, sans doute par conviction, mais également avec une intelligence politique très fine, ne présenta jamais la loi de l’avortement, adoptée il y a quarante ans jour pour jour par l’Assemblée nationale, comme une révolution féministe, comme la possibilité pour les femmes de disposer de leur corps. D’abord, parce qu’à son sens, comme elle l’a souvent répété, cette révolution là avait déjà eu lieu avec une autre loi, celle de Lucien Neuwirtz permettant l’autorisation de la pilule contraceptive en France. Ensuite, parce que son principal objectif était d’abord d’arrêter le massacre, d’épargner les 2 500 femmes qui chaque année mouraient victimes d’avortements clandestins. Ce discours lui permit d’obtenir l’adhésion de ceux qui, quelques semaines plus tôt, l’observaient avec suspicion. Ayant facilement rallié à sa cause de nombreux étudiants en médecine, à la fois confrontés personnellement et professionnellement aux dangers de l’avortement, elle put bientôt compter sur le soutien des généralistes. « J'ai rencontré chez les généralistes une quasi-unanimité en faveur de la loi. Quelles qu'aient pu être par ailleurs leurs convictions morales, ces hommes de terrain étaient effarés de voir les dégâts qu'entraînaient les avortements sauvages dans les couches populaires. Il fallait que la loi protège ces femmes » a analysé Simone Veil.

Un devoir : raconter

Quatre décennies plus tard, la vieille dame dont les apparitions publiques se font désormais de plus en plus rares, demeure parfaitement convaincue du bien fondé de son action. L’ardeur des partisans et des opposants s’est apaisée avec le passage du temps. Mais elle continue à rencontrer régulièrement des femmes qui chaleureusement d’un regard, une poignée de mains, une parole la remercient d’avoir permis cette avancée significative. Tout comme il lui arrive encore de recevoir dans sa boîte aux lettres des missives où on l’accuse d’être la responsable de « six millions de morts ». « Six millions de morts, le chiffre n’est pas anodin » avait elle fait remarquer avec son air immuable, mélange d’amabilité distante et de maîtrise froide, lors du trentième anniversaire de la loi, face au journaliste Paul Amar. Pourtant, aujourd’hui nul n’ignore que le 15 avril 1944, Simone Jacob, alors âgée de 16 ans et demi (elle « fêtera » ses dix-sept ans à Auschwitz), accompagnée de sa mère Yvonne et de sa sœur Madeleine, dite Milou, arrive au camp d’Auschwitz-Birkenau. Quelques temps après l’adoption de la loi sur l’avortement, les attaques insensées dont elle fut la victime ayant constitué une alerte sans nuance quant à l’urgence de parler, elle s’est en effet publiquement confiée à la télévision sur son passé, sur la mort de ses proches. Depuis, elle a participé à de très nombreuses cérémonies et manifestation destinées à transmettre la mémoire du génocide, devenant notamment un temps la présidente de la Fondation pour la mémoire de la Shoah.

Un devoir : survivre

Simone a survécu. Il y eut des concours de circonstances : le fait d’être demeurée pratiquement jusqu’à la fin avec sa mère et sa sœur fut une chance, quand de nombreux autres déportés étaient seuls. Il y eut sa beauté : une femme kapo la remarqua et refusant qu’une « fille aussi jolie meurt dans un tel endroit » lui permit à elle, à sa mère et à sa sœur, de gagner une antenne du camp où les conditions étaient moins difficiles. Il y eut surtout une prédisposition indicible, que l’on ne pourrait résumer sous le nom de courage, de dureté, ou de mépris du danger. Mais Simone constamment œuvra pour protéger sa mère et sa sœur, volant dans les cuisines, bravant les coups et demeurant concentrée sur ce seul objectif : survivre. Mais la mort de sa mère, qu’elle ne put éviter, demeura toujours pour elle comme le plus insupportable échec et le plus lourd drame de cette époque.

Liberté, j’écris ton nom

Cette attitude, ce mélange de rébellion obstinée et silencieuse, et d’un goût tenace pour le devoir et la justice, était sans doute née dès l’enfance, au contact de ce père, dont elle admirait l’intelligence et la mémoire, mais dont elle contestait la toute puissance, le pouvoir arbitraire. Cette bataille quotidienne avec cette autorité forgea sans doute toute son identité. Tout comme le souvenir de sa mère, le refus d’obéir au père guida tous ses combats. Celui mené à la tribune de l’Assemblée en novembre 1974, mais également celui conduit contre son mari pour affirmer son droit à une véritable carrière, ou encore celui qui lui permit de devenir la première présidente du Parlement européen. Cette longue traversée de la vie politique, au sein de la famille de droite, tenta de se faire toujours à l’abri des dogmatismes et des prisons de pensée. La liberté, un des mots gravés sur son épée d’Académicien, étant sans doute pour elle l’objectif et le bien le plus noble et le plus précieux.

Aurélie Haroche

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Vos réactions (2)

  • On ne naît pas Héroïne, on le devient...

    Le 29 novembre 2014

    Grande, Belle et Immense Dame!
    Bravo, et Merci d'avoir survécu!

    Dr Gérard Guyot

  • Que pense t-elle de la situation actuelle ?

    Le 29 novembre 2014

    L'ensemble des qualités de Simone Veil l'auraient, si elle l'avait voulu, amenée à être la première femme président de la Veme République après le général de Gaulle.
    Il nous manque des personnalités politiques de cette envergure et de ce caractère en France, et il serait intéressant de connaitre ce qu'elle pense de la situation actuelle.

    Dr Xavier Baizeau

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