L’ouverture du capital des pharmacies est inéluctable

Paris, le samedi 17 janvier 2014 – L’examen du projet de loi pour la croissance et l’activité, dite loi Macron, débutera jeudi prochain à l’Assemblée nationale. Si, concernant les professions réglementées, le texte est très éloigné des volontés originellement affichées par le prédécesseur de l’actuel ministre de l’Economie, demeurent cependant plusieurs dispositions qui suscitent des crispations. D’ailleurs, bien que renonçant en raison des événements tragiques qui ont touché la France en ce début d’année à son appel à la manifestation le 22 janvier, l’Union nationale des professions libérales (UNAPL) est fortement mobilisée contre ce texte, dont elle souhaite le retrait pur et simple du volet concernant les professions réglementées. Les pharmaciens d’officine pourraient bien s’associer à ce mouvement de contestation. En effet, si le spectre de la fin du monopole de la vente de médicaments s’est totalement éloigné et si l’ouverture du capital à des groupes financiers a été abandonnée, plusieurs mesures font grincer des dents. Les officinaux attendent notamment de plus amples précisions sur la possibilité pour des professionnels de santé non pharmaciens d’entrer dans le capital des officines que souhaite créer la loi Macron. Si la plus grande vigilance s’exerce sur ce sujet, c’est que les pharmaciens, comme l’ont confirmé les actions de cet automne qui ont fini par faire reculer le gouvernement, sont très hostiles à l’ouverture de leur capital. Pourtant, faisant entendre une voix dissonante, le pharmacien Pascal Fournié-Taillant nous livre une analyse totalement à contre courant. Il juge en effet que le contexte économique actuel imposera tôt ou tard une ouverture plus large du capital des pharmacies, dont la réservation aux seuls pharmaciens répond à des considérations aujourd’hui obsolètes selon lui. Très détaillée et s’appuyant sur de très nombreuses références, son argumentation, qui n’hésite pas à égratigner les représentations "angéliques" de la pharmacie d’officine, soulèvera très probablement quelques réactions critiques.

Par Pascal Fournié-Taillant*

La pharmacie d’officine a changé de contexte économique. Elle se trouve aujourd’hui sous les feux croisés des mesures gouvernementales de réduction des dépenses de santé, de refonte plus globale des professions réglementées et du lobbying intense de la grande distribution pour libérer la vente des spécialités à prescription facultative et des pharmacies discount, en particulier sur Internet, qui exacerbent la concurrence et érodent les chiffres d’affaires (CA). Au niveau mondial, d’énormes réseaux de pharmacies se sont déjà constitués laissant présager un bouleversement imminent de ce secteur. Dans ce contexte environnemental et économique difficile, le pharmacien d’officine éprouve des difficultés grandissantes dans sa recherche de financement qui était jusqu’ici essentiellement assuré par le système bancaire dont l’appétence pour le secteur de l’officine se réduit progressivement (1). Les banques sont devenues parcimonieuses en distribution de crédit dans un secteur d’activité où les indicateurs économiques sont médiocres, la tutelle d’un Etat déficitaire totale, et où les sommes investies dans les officines sont importantes comparées aux revenus du titulaire. Du point de vue strictement économique, il apparaît donc vital que les pharmaciens puissent accéder à d’autres sources de financement moins averses au risque. La question pendante est donc bien celle de l’ouverture du capital des officines à des investisseurs non pharmaciens.

Une santé financière dégradée

Le CA cumulé des pharmacies françaises dépassent les 35 milliards (mds) d’euros TTC. Après avoir connu un pic en 2000 avec une évolution du CA de près de 7,5 % et une progression malgré tout favorable entre 2002 et 2004, l’évolution du CA d’une année sur l’autre affiche depuis une constante diminution et devient même négative en 2013. Les pharmacies sont en fait extrêmement dépendantes de la politique de remboursement des médicaments et la faiblesse des ventes des médicaments non prescrits (6,1 % en 2013) traduit clairement que l’évolution du CA du secteur est entièrement contrôlée par un Etat durablement contraint de modérer ses dépenses de santé.

Les ventes en valeur des médicaments et préparations remboursables ont ainsi régressé de 3,2 % entre 2012 et 2013, principalement en raison de l’augmentation de la part de marché des médicaments génériques moins coûteux que les princeps. Les dépenses de protection sociale de la France étant les plus élevées d’Europe après le Danemark (le poids moyen des dépenses de santé au sein de l’Union européenne s’établit à 29 % en 2011 ; la France affiche un taux de 33,6 % derrière le Danemark avec un taux de 34, 3%) il semble difficile qu’elles restent à ce niveau et tout porte à croire que l’Etat accentuera sa pression à la baisse et nul ne sait aujourd’hui dans les détails si les nouveaux dispositifs de la loi Hôpital-Patients-Santé-Territoire (HPST) permettront de combler la perte progressive de la marge commerciale sur les médicaments. La forfaitisation progressive de la marge sur le médicament (qui atteindra 50 % en 2015), sans aller jusqu’à un forfait par ordonnance, comporte encore de nombreuses zones d’ombre (2) principalement dues au fait que les baisses de prix sur les médicaments continueront durant la période de transition et affecteront la rentabilité de l’officine dans des proportions qui ne seront pas nécessairement compensées par les honoraires de dispensation. Désormais, il sera plus aisé de renouer avec une nouvelle hausse des CA par croissance externe que par croissance organique, en d’autres termes, par le regroupement d’officines dans une même zone d’achalandage.

Signe incontestable de ce retournement, les liquidations judiciaires poursuivent leur hausse  (67 contre 63 en 2012) et tendent à devenir comparables à d’autres activités commerciales (le taux de défaillance des entreprises françaises, soit le rapport entre le nombre de défaillances et le nombre d’entreprises, a été de 0,8 % en 2013 [3]). Néanmoins, les ouvertures de procédures collectives à l’encontre des pharmacies stagnent en 2013 (153 contre 158 en 2012) après avoir tout de même été multipliées par 4 depuis 2006, une situation remarquable dans un secteur pourtant protégé par le numerus clausus, non ouvert à la concurrence, principalement financé par le système de protection sociale, et dont la valorisation des fonds de commerce reflète encore une prospérité enviable même si elle semble désormais révolue.

Conséquence directe de cette situation, l’évolution de la cotation Banque de France des pharmacies entre 2005 et 2013 est en lente et constante dégradation (réduction des cotations « excellentes » de 29 % à 19 %, forte augmentation des cotations « acceptables » de 15 % à 26 %) avec des mauvaises notes plus nombreuses sur les plus petites et les plus grosses pharmacies. Cinq régions (Ile-de-France, Provence-Alpes-Côte d’Azur, Alsace, Aquitaine, Limousin) ont plus de la moitié de leurs pharmacies mal notées (4). Selon la COFACE, une société française spécialisée dans l’assurance-crédit, le risque crédit devient également « élevé » dans le secteur pharmaceutique où les officines et les répartiteurs sont affectés par les politiques des dépenses de santé (5). La situation est également confirmée par les instances ordinales : « il est aussi de notoriété publique que les pharmacies sont en difficulté économique, qu’une pharmacie sur trois fonctionne aujourd’hui avec une trésorerie négative, qu’une officine ferme tous les trois jours » rappelait la présidente de l’Ordre, Isabelle Adenot dans une lettre adressée au Premier ministre le 9 juillet 2014.

Vers un resserrement durable du crédit bancaire

La dégradation des conditions économiques à laquelle les officines n’échappent pas, en particulier pour la part qu’on peut imputer aux modifications des politiques de remboursement des médicaments, font que les banques prêtent plus difficilement, exigent des apports personnels plus importants et refusent de s’engager dans des acquisitions à la rentabilité insuffisante ou lorsque le niveau d’endettement individuel de l’acquéreur est trop élevé. L’accès au crédit sera inéluctablement freiné par la baisse de la valeur des fonds de commerce conséquence de la baisse des CA (il s’agit néanmoins d’une juste correction d’une anticipation d’une activité haussière jugée durable au cours des années 2006-2008 mais qui ne se confirmera pas) la menace de fragmentation du monopole de la dispensation du médicament au profit de la grande distribution (6) et la volonté de l’Union Européenne (7) et de l’Etat français lui-même de réformer le numerus clausus géo-démographique, même si on en n’aperçoit aujourd’hui que les prémices. Cette baisse de valorisation ayant pour principale conséquence de déprécier la qualité du nantissement du fonds de commerce obligeant les banques à recourir plus systématiquement à la caution personnelle de l’acquéreur, lui-même bien souvent à la limite du surendettement.

L’indivisibilité de la propriété et de la gérance héritée de l’Ancien Régime

Le niveau de fonds propres exigé par les banques éloignera de manière préoccupante les pharmaciens, en particulier les jeunes diplômés, de l’activité officinale, à moins qu’ils ne puissent ouvrir le capital à des investisseurs extérieurs. Mais aujourd’hui encore, le capital des officines n’est ouvert qu’aux pharmaciens. Pis encore, le titulaire doit détenir la majorité du capital de son officine et y exercer personnellement sa profession, deux contraintes anciennes qui scellent le fameux principe d’indivisibilité de la propriété et de la gérance de l’officine. Celle-ci a longtemps présenté un gage de responsabilité et de solvabilité tangible auprès de la clientèle et des pouvoirs publics puisque le pharmacien engageait sa fortune personnelle dans son commerce. En effet, jusqu’à la fin du 19ème siècle, l’essentiel des médicaments étaient destinés à un malade précis et préparés à l’officine, sur prescription d’un médecin, et avant que les assurances de responsabilité civile n’apparaissent au début de 20ème siècle, le pharmacien réparait le dommage qu’il avait causé en mobilisant son patrimoine personnel. En 1860, la Cour d’Appel de Paris affirmait ainsi : « on ne peut attendre une responsabilité sérieuse et efficace que de la part de celui qui, pourvu d’un diplôme, propriétaire de la pharmacie et la gérant lui-même, peut répondre de ses actes tout à la fois et par sa personne et par sa fortune » (8).

Cette obligation pour le pharmacien d’être propriétaire de son commerce aurait dû tomber en désuétude avec la couverture des risques professionnels par les assurances et la substitution progressive, et presque totale aujourd’hui, des préparations magistrales par des produits de l’industrie chimique, exonérant par conséquent le pharmacien de toute responsabilité dans leur fabrication. Curieusement, ce principe d’indivisibilité ne pouvant plus être justifié comme garant de la solvabilité du pharmacien, il est présenté aujourd’hui comme protecteur de sa liberté de jugement professionnel nonobstant la qualité de son diplôme et de son code de déontologie.

Cependant, au cours de la révolution industrielle, la valeur des fonds de commerce s’accroit, les pharmaciens doivent recourir aux prêts bancaires et s’associer en sociétés afin d’augmenter leur capacité de financement, d’abord sans limite de responsabilité, en engageant l’ensemble de leur patrimoine personnel au sein de sociétés en nom collectif (SNC), puis en sociétés à responsabilité limitée (SARL) qui cantonnent la responsabilité des associés à leurs apports et sanctuarisent leur patrimoine personnel. Dans les faits, le législateur déroge stricto sensu au principe d’indivisibilité entre le propriétaire et le gérant de l’officine (puisque c’est la société qui est propriétaire) et adhère à l’idée que l’ère du capitalisme moderne ne pourra émerger si l’entrepreneur encourt un risque démesuré par rapport à l’espérance de gain dégagé par son entreprise. Il ira même plus loin en permettant à un associé minoritaire de n’être qu’un simple investisseur. L’officine moderne passe d’un modèle entrepreneurial à un modèle managérial.

Une timide ouverture au capital-investissement

En effet, la loi du 31 décembre 1990 modifiée et ses décrets d’application ouvrent la voie à une source de financement complémentaire en permettant à des pharmaciens investisseurs de prendre une participation minoritaire dans une officine de pharmacie sans y exercer personnellement. Cette loi a ouvert des perspectives remarquables. A y regarder de près, on voit bien que le droit français se rapproche d’une définition plus libérale de l’investissement dans une officine de pharmacie. Aujourd’hui, les ayants droits d’un pharmacien décédé peuvent détenir un peu moins de 50% d’une officine par l’intermédiaire d’une Société d’Exercice Libéral (SEL), ou d’une Société de Participations Financières de Professions Libérales (SPFPL), certes pour une durée limitée (5 ans tout de même). Le législateur reconnaît donc implicitement que la qualification de pharmacien n’est pas absolument indispensable pour être propriétaire d’une officine contrairement à son exploitant dont il n’est pas mis en doute qu’il soit nécessairement titulaire d’un diplôme de pharmacien.

Bien que timide, cette ébauche de capital-investissement réservée aux pharmaciens marque un changement de contexte économique et apporte une première réponse aux exigences grandissantes des banques en terme de ratio d’endettement des exploitants d’officine. Elle se révèlera cependant insuffisante face à une baisse continue de la marge sur le médicament remboursable, principale source de revenu de l’officine, qui pour être compensée nécessitera, soit d’augmenter les ventes, à l’instar des autres activités de distribution grand public, soit de diminuer les charges, en particulier d’emprunt, ce qui dans les deux cas sera consommateur en fonds propres. Reste donc une dernière étape à franchir : permettre aux pharmaciens d’accéder aux financements non bancaires habituels dans le monde de la libre entreprise : fonds d’investissement, business angels, family offices, investisseurs privés ou même publics.

L’ouverture du capital aux non pharmaciens

Pour le Conseil national de l’Ordre des pharmaciens (CNOP), l’ouverture du monopole des pharmaciens est incompatible avec le maintien d’une indépendance nécessaire à la dispensation de médicaments (9). Il ne fait pas de distinction entre actionnaire majoritaire et minoritaire, sous-entendant qu’un associé, même minoritaire, sera par nature préjudiciable quel que soit son degré d’implication dans la gestion ou la compétence qu’il pourrait apporter au titulaire. Sa position est sans appel : le maintien du lien entre la propriété de l’officine et son exploitation est destiné à garantir un exercice professionnel tourné vers l’intérêt de la santé publique et des patients, à protéger le pharmacien de tentations mercantiles et à le soustraire de la pression capitalistique d’actionnaires qui ne sont pas soumis au même code de déontologie et qui ne partageraient pas nécessairement son éthique puisque naturellement tournés, de par leur rôle d’investisseur financier, vers leurs propres intérêts et une rentabilité à court terme (10).

Cependant, il n’est pas évident que le pharmacien titulaire, bien que propriétaire de son officine mais néanmoins contraint de faire face à ses engagements financiers, soit aussi désintéressé que cela du retour sur investissement de son entreprise et ne soit peu ou prou déjà contraint de privilégier son CA. Dans son rapport de 2011, l’Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS) relève ainsi que « la situation qui prévaut aujourd’hui n’offre pas de garantie supérieure dans ce domaine : un titulaire propriétaire de son fonds de commerce a d’autant plus intérêt à vendre des médicaments que son officine lui appartient » (11). Dans les faits, on ne peut pas ignorer la pression exercée par les banques sur leurs débiteurs afin qu’ils améliorent leurs ratios économiques et démontrent qu’ils sont toujours en mesure d’honorer leurs charges financières.
En ce sens, il n’est pas démontré que des investisseurs en fonds propres ou en dette seraient plus ou moins coercitifs que des établissements bancaires puisque tous deux ont vocation à se faire rémunérer leurs capitaux soit en dividendes, soit en intérêts, ce qui du point de vue des charges financières de l’entreprise revient au même. Tous deux investissent, non par philanthropie, mais pour faire fructifier leur capital en minimisant leur risque. Rappelons que la plupart des prêts bancaires accordés aux pharmaciens sont assortis de cautions personnelles qui contournent abusivement les dispositions légales de protection des patrimoines personnels prévues dans les sociétés de capitaux et qui sont certainement de nature à refreiner l’indépendance de gestion souhaitée par le législateur et les institutions ordinales.

Il n’est pas démontré non plus que l’exercice professionnel soit a priori de moins bonne qualité ou respecte moins bien le code de déontologie lorsque le pharmacien exploitant n’est pas propriétaire de son outil de travail. Les pharmacies mutualistes ou minières (détenues par des personnes morales dont l’activité est totalement étrangère à celles de professions de santé en général, et à la pharmacie en particulier ) offrent-elles un service dégradé à la population ? (12) Est-il meilleur que dans les pays où la propriété n’est pas réservée aux pharmaciens ? Les pharmaciens adjoints sont-ils moins consciencieux que les titulaires ? N’est-il pas suffisant de réserver la gestion des officines aux seuls pharmaciens, en confortant la primauté de leur code de déontologie et leur mission de service public, pour garantir la sécurité de la dispensation du médicament, l’accès au progrès thérapeutique pour tous et assurer un service de santé de proximité tourné vers le patient ?

Soulignons également que la résistance au changement affichée par le CNOP, en plus du fait qu’elle écarte de la titularisation les jeunes diplômés sans garanties financières solides, maintient les pharmaciens adjoints, au moins aussi nombreux que les titulaires (l’Ordre recense 26 433 pharmaciens adjoints exerçant en officine, dont 82 % de femmes, contre 27 553 titulaires, dont 55 % de femmes) dans des perspectives de carrière et une échelle de rémunération nettement plus défavorables que dans un système libéralisé. En Angleterre, un directeur d’une officine de la chaîne Boots gagne près de 80 k£ par an (97 k€), et un adjoint débutant, près de 37 k£ (45 k€) (13), à comparer aux coefficients 800 et 400 de la grille conventionnelle française qui correspondent respectivement à des rémunérations annuelles de 61 k€ et 30 k€ bruts, soit parmi les plus faibles au regard de la difficulté du concours d’entrée et de la durée des études. L’horizon professionnel du pharmacien adjoint est barré par une activité bien trop morcelée pour offrir des perspectives managériales et salariales que seules des structures plus larges et dynamiques peuvent offrir. En conséquence, « la profession n’attire plus : les jeunes diplômés se détournent de la profession qu’ils ont choisie. Le numerus clausus est de 3 900 pharmaciens mais depuis 2010 chaque année, 800 jeunes diplômés n’entrent pas dans la profession » écrivait encore Isabelle Adenot à Manuel Valls.

S’opposant à la position de l’Ordre des pharmaciens se trouve celle de l’Union européenne. La pharmacie est non seulement une activité de santé, mais aussi une activité commerciale qui doit être conforme aux principes fondamentaux des traités européens qui ont consacré le Marché commun comme un espace où les personnes, les biens, les services et les capitaux circulent librement. La constitution de ce grand marché intérieur implique en particulier deux libertés fondamentales. La première concerne la liberté d’établissement dont la restriction ne peut être autorisée que si elle est réellement nécessaire, justifiée par une raison d’intérêt général et proportionnelle au but recherché. La seconde concerne la libre circulation des capitaux qui interdit toutes restrictions aux mouvements de capitaux entre Etats membres et entre Etats membres et pays tiers, incluant les investissements directs ou en actions (14).

Complété par le traité d’Amsterdam (1997), l’article 152 du traité CEE (1957) précise que « l’action de la Communauté dans le domaine de la santé publique respecte pleinement les responsabilités des Etats membres en matière d’organisation et de fourniture de services de santé et de soins médicaux ».

Néanmoins, la commission européenne estime que les restrictions nationales concernant la propriété des pharmacies d’officine constituent des entraves à la liberté d’établissement non proportionnées à leurs objectifs de santé publique et que l’indépendance du professionnel pourrait être garantie par d'autres mesures que l’exclusivité de la propriété qu’il détient aujourd’hui. Elle a ainsi engagé des procédures d’infraction à l’encontre de nombreux Etats membres sur le sujet de la propriété des officines.

Pour la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) les pharmaciens sont associés à une politique générale de santé publique, largement incompatible avec une logique purement commerciale, propre aux sociétés de capitaux, directement orientée vers la rentabilité et le profit. Le caractère spécifique de la mission confiée au pharmacien impose donc de reconnaître et de garantir au professionnel l’indépendance nécessaire à la nature de sa fonction. La CJUE, tout en statuant que priver les non-pharmaciens de la possibilité d’être propriétaires d’une officine et de l’exploiter constituait une restriction à la liberté d’établissement et à la libre circulation des capitaux, a néanmoins admis la légalité de l’encadrement des conditions d’ouverture des officines et a considéré que les règles de détention des officines par les seuls pharmaciens étaient justifiées par l’objectif visant à assurer un approvisionnement en médicaments de la population qui soit sûr et de qualité, et qu’aucun autre dispositif ne permettait d’obtenir le même niveau de protection de la santé publique (15).

Pour sa part, l’Etat français diligente depuis une cinquantaine d’années des rapports concernant la réforme du monopole de la pharmacie d’officine. Le rapport Rueff-Armand remis au premier ministre le 21 juillet 1960, proposait déjà de réformer certains monopoles : « Il est aisé de constater qu’en fait, certaines législations ou réglementations économiques ont actuellement pour effet, sinon pour but, de protéger indûment des intérêts corporatifs qui peuvent être contraires à l’intérêt général et, notamment, aux impératifs de l’expansion. Tel est le cas lorsque législations ou réglementations ont pour effet de fermer abusivement l’accès à certains métiers ou certaines professions, de maintenir des privilèges injustifiés, de protéger, voire d’encourager des formes d’activité ou de production surannées, de cristalliser dans leur position les bénéficiaires de certains droits et de donner ainsi à certaines parties de l’économie française une structure en ‘offices’, si  répandue sous l’Ancien Régime » (page 14). Concernant spécifiquement la pharmacie d’officine, le rapport convient que la protection de la santé publique exige une stricte réglementation, mais qu’il faut veiller à ce que cette dernière ne soit pas détournée vers la protection abusive d’intérêts corporatifs. Il préconise ainsi de retirer du monopole les médicaments courants sans danger ainsi que la plupart des objets pharmaceutiques, et d’appliquer celui-ci, non plus à la propriété des officines, mais uniquement aux fonctions de direction et de contrôle direct des actes pharmaceutiques. Il précise même : « Il est nécessaire d’envisager la possibilité pour des non-pharmaciens de posséder tout ou partie d’un établissement à caractère pharmaceutique (laboratoire, commerce de gros, officine) et ce, sous n’importe quelle forme juridique » (page 41).

Le rapport de la Commission pour la libération de la croissance française, présidée par Jacques Attali, censé doper la croissance préconisait lui aussi d’ouvrir les professions réglementées à la concurrence dont celle de pharmacien en proposant la suppression du numerus clausus à l’installation, l’ouverture du capital des pharmacies à des non pharmaciens, à la seule condition qu’un pharmacien tienne toujours la pharmacie, et un monopole réduit aux seuls médicaments sur ordonnance.

Dans son rapport sur les professions réglementées remis au ministère de l’Economie en 2013, l’Inspection Générale des Finances (IGF) préconise la fin du monopole des pharmaciens sur la vente des médicaments à prescription facultative et rejoint les propositions du rapport de la Commission Attali en recommandant la fin du numerus clausus pour les étudiants en pharmacie, l’ouverture du capital des officines à des investisseurs extérieurs, la liberté d’installation totale pour les pharmaciens. Il va bien au-delà des recommandations de l’IGAS qui proposait que les pharmaciens, seuls ou en société, puissent détenir plusieurs officines sans limitation, et que soient étudiés les effets d’une ouverture partielle du capital à des non-pharmaciens (11).
Pour les représentants de l’Etat français, l’accumulation des rapports préconisant la libéralisation du secteur finit par porter ses fruits en reconnaissant que « la pharmacie d’officine est trop vieille et trop malade pour avoir un avenir. Qu’elle est enfermée dans un modèle capitalistique du siècle passé, avec ses entreprises personnelles, au capital fermé et étroit avec une prééminence de l’autofinancement » (16). Leurs propositions sont claires : il faut ouvrir le capital des officines aux géants de la distribution et aux fonds d’investissement internationaux afin qu’ils créent des chaînes de pharmacies et ouvrir les plateformes de commerce électronique à ces mêmes géants.

Les banques ne continueront à soutenir ce secteur en pleine mutation que s’il est suffisamment capitalisé et anticipent en réalité que les patrimoines des pharmaciens titulaires ne suffiront pas à couvrir les besoins en capitaux d’une activité que l’Europe, et plus généralement la mondialisation par la pression déflationniste qu’elle exerce sur les systèmes de santé, pousse à changer de dimension. L’Etat français pourra difficilement préserver le statu quo protectionniste de son réseau d’officine et autorisera tôt ou tard l’ouverture d’une fraction, même minoritaire, du capital à des tiers non pharmaciens afin de faciliter, non seulement, la transmission des officines aux jeunes diplômés,  mais aussi le regroupement commercial et financier des officines à la recherche de gains de productivité face aux objectifs d’économie de la sécurité sociale et aux nouvelles missions de la loi HPST destinées à pallier l’insuffisance de l’offre médicale dans les zones rurales. A terme, cela inaugurera la création de chaines de pharmacies partiellement détenues par de grands opérateurs, à l’instar de ce qui se pratique par exemple au Royaume-Uni, seule riposte efficace à la grande distribution et à la vente sur Internet transfrontalière. Assurément, cette ouverture du capital pourra se faire dans le respect de l’indépendance professionnelle du pharmacien titulaire en sanctuarisant l’exigence que la gestion de l’officine et la dispensation des médicaments, en particulier ceux faisant l’objet d’une prescription médicale, soient exclusivement effectuées par un pharmacien.

*Docteur en Pharmacie, dont la thèse récemment soutenue portait sur le capital-investissement dans la pharmacie d’officine, ancien ingénieur financier dans la gestion d’actifs et la banque d’investissement du groupe Société Générale.
Contact : pascal.fournie-taillant@orange.fr

 

Sources

1. « Transactions en 2013, le marché est bloqué », Le Moniteur des pharmacies, n°3026, 5 avril 2014.
2. Le Moniteur des pharmacies, « Honoraires de dispensation : faut-il craindre la réforme ? », n°3036, Cahier 1, 14 juin 2014.
3. COFACE, « En 2013, les défaillances d’entreprises françaises ont dépassé le pic enregistré en 2009 », Communiqué de presse, 12 février 2014.
4. INTERFIMO, « Prix et valeurs des pharmacies - Evolution du cadre d’exercice des pharmaciens », mars 2014.
5. COFACE, « Panorama secteurs trimestriel », 26 septembre 2013.
6. Autorité de la concurrence, Avis n°13-A-24 du 19 décembre 2013 relatif au fonctionnement de la concurrence dans le secteur de la distribution du médicament à usage humain en ville.
7. « Le principe du numerus clausus auquel est soumis l’accès à de nombreuses professions (médecins, pharmaciens, etc.) continue d’entraver l’accès aux services et pourrait être réexaminé sans mettre en péril la qualité et la sécurité. A ce jour, la nécessité et la proportionnalité des restrictions auxquelles sont soumises les professions réglementées n’ont encore fait l’objet d’aucune évaluation approfondie », Commission Européenne, « Recommandation du Conseil concernant le programme national de réforme de la France pour 2014 et portant avis du Conseil sur le programme de stabilité de la France pour 2014 », 2 juin 2014.
8. Cour d’Appel de Paris, 12 mai 1860, cité par Briand et Chaudé, « Manuel complet de médecine légale », t. 2, p. 659 et suiv.
9. Isabelle Adenot, « Les pharmaciens doivent rester indépendants! », Le Huffington Post, 28 juillet 2014.
10. Isabelle Adenot, « L’ouverture du capital des officines aux non-professionnels : une fatalité ? », Presses de Sciences Po, Les Tribunes de la Santé, 2008/3, n°20, pp. 111-125.
11. Pierre-Louis Bras, Abdelkrim Kiour, Bruno Maquart, Alain Morin, « Pharmacies d’officine : rémunération, missions, réseau », IGAS, juin 2011, p.66, alinéa 303.
12. On peut signaler à cet égard l’adoption par les pharmacies mutualistes de la charte des pharmacies sociales européennes qui traduit les six engagements pour des prestations pharmaceutiques de qualité (Source : Mutualité Française, « Les pharmacies mutualistes », publié sur le site www.mutualite.fr le 19 mars 2007).
13. Delphine Bauer, « Pharmacies anglaises : la libéralisation à double visage », Impact Pharmacien, n°319, 18 janvier 2012. Conversion en € selon taux de change EUR/GBP du 18 janvier 2012.
14. Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, Art. 49, 54 et 63.
15. Arrêts de la Cour européenne du 19 mai 2009 (affaires C-171/07, C-172/07 et C-531-06) et du 1er juin 2010 (affaires C-570/07 et C-571/07).
16. Isabelle Adenot, « Ne sacrifions pas les services de santé libéraux de proximité ! », Tribune publiée par le Journal International de Médecine le 31 juillet 2014 rapportant ses propos avec Arnaud Montebourg, ministre de l’Economie et du Redressement Productif (2 avril 2014-25 août 2014).

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Vos réactions (6)

  • Conflit d'intérêt

    Le 17 janvier 2015

    Rien de bien étonnant à ce que ce monsieur défende l'ouverture du capital...
    En effet, si nous nous fions à son profil LinkedIn il est bien toujours un financier.
    Qu'il ait reçu une formation de pharmacien en change rien au fait qu'il n'est pas un professionnel de santé.
    Par conséquent, le conflit d'intérêt étant majeur, je n'accorderai pas plus de crédit à sa thèse qu'aux rapports de ses collègues financiers, qui ont bien entendu un intérêt majeur à ce que le capital soit ouvert (nous l'avons malheureusement déjà vécu dans la Biologie Médicale).
    PA Bihl
    Pharmacien-Biologiste

  • Arguments ?

    Le 17 janvier 2015

    Et quels sont vos arguments à part que c'est un méchant financier ? De quelle manière pouvez vous décrédibiliser cette thèse autrement qu'avec des arguments populistes et réducteurs ?
    Richard Patrick

  • Oui mais....

    Le 17 janvier 2015

    Cette analyse est, hélas, très juste. La raison principale dont les pharmaciens sont eux-mêmes responsables, que ce soient du côté des vendeurs ou de celui des acquéreurs est le prix de vente des officines. Entre des futurs retraités très gourmands et des acheteurs prêts à payer au-delà de ce qui est économiquement raisonnable pour acquérir l'officine qui leur plaît, le prix de vente des pharmacies a toujours été excessif et tout le monde le sait ! Avant d'ouvrir le capital, un prix de cession autour de 5 EBE, connu comme étant une valeur acceptable et viable, éliminerait un grand nombre des problèmes économiques cités dans cette thèse... A ce jour, nous sommes encore bien au-dessus de cette valeur et il est clair que l'apport de capitaux extérieurs est une solution tentante pour combler cette différence... hélas.
    Olivier Godefroy

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