
Paris, le samedi 7 février 2015 – Pour que l’art nous permette de nous « divertir » totalement des affres métaphysiques et physiques qui encombrent nos existences, certains jugent qu’il doit nécessairement faire rire. Ces derniers ne conçoivent pas la possibilité de laisser leur esprit s’abandonner sans s’esclaffer. Un nombre très important de production répond sans difficultés à ce besoin de se tortiller sur sa chaise sans réfléchir. Ainsi, dans toute la France, se promène actuellement une pièce de théâtre sans prétention, intitulée « Tous des malades » qui n’offre qu’un seul traitement : la baliverne, la plaisanterie, la blague. Cela se passe dans une pharmacie de province, où le pharmacien séducteur, la préparatrice plutôt naïve, une commerciale avide de profit, une belle mère distinguée et déjantée et un curé trop avenant vont devoir demeurer enfermés en raison de l’arrivée d’une tempête ! A cette équipée s’ajoute un intrus aux attentions peu recommandables, ce qui permet de nourrir les quiproquos les plus burlesques, les situations délirantes et les jeux de mots les plus complexes comme les plus rudimentaires. Le tout, nourri par des acteurs dynamiques (Marion Game, Alexandre Pesle, Virginie Ledieu) se laisse apprécier (ou pas) par des salles hilares !
Sans démences
Il en est pourtant qui ne sont pas totalement « malade » de ces comédies trop bien huilées, qui se résument en une série de sketches trop souvent répétés. La comédie pure les laisse de bois et il préfère toujours ajouter aux rires une once de brouillard, un rien de suspens. Ils s’installeront alors avec joie au théâtre du Petit Saint Martin à Paris où se joue « La maison d’à côté », une pièce de Starr White, qui a connu un très grand succès à Broadway il y a quelques années. Il faut dire qu’entre deux sourires, le spectateur est avide de découvrir le mystère caché par Juliana (interprétée par la brûlante Caroline Sihol), femme spirituelle et brillante, qui après avoir découvert un traitement révolutionnaire contre certaines démences, multiplie les conférences auprès de médecins séduits d’avance. Pourtant, un jour, le masque tombe et les fissures se révèlent plus profondes que le ton badin du début ne le laissait présager.
Sans vraisemblance
Mais le suspens est encore un artifice qui ne se laisse pas goûter par tous les spectateurs. Ils n’ont cure des enquêtes, des vérités à révéler qui les empêchent de se « divertir », de se détourner de leurs propres incertitudes. Ce qui happerait totalement leurs esprits, c’est qu’à la comédie se mêlent l’iconoclaste, l’étrange, voire le dérangeant. Alors, « Frank » est pour eux. Le film de Lenny Abrahamson raconte la rencontre entre un jeune musicien et un groupe emmené par « Frank », génie fantasque qui ne se déplace jamais sans arborer une grosse tête en papier mâché ! L’accoutrement ne peut que faire sourire, mais derrière l’amusement on découvre une personnalité complexe, souvent proche de la maladie mentale. De quoi se laisser prendre au piège du divertissement.
Sans défense
D’autres enfin ne cultivent pas l’idée que pour nous écarter de nos préoccupations métaphysiques, il faudrait n’aborder que des œuvres où celles-ci sont absentes. Ils plongent au contraire, l’esprit perdu, dans ces pièces qui ne parlent que de notre solitude, notre impossibilité d’être et de la mort. Ainsi est « Ivanov », une des pièces maîtresses de Tchékhov, mise en scène par Luc Bondy au théâtre de l’Odéon à Paris. A travers ce personnage transi par la dépression, celui de sa femme victime de tuberculose et d’un languissant abandon et des médecins et notaires qui gravitent autour du couple, symbolisant la bourgeoisie crépusculaire de cette Russie de la fin du XIXème siècle, Tchékhov tente de nous dire l’homme, sa mélancolie et ses erreurs, sa grandeur et ses faiblesses. Tout en révélant mieux que d’autres les moments de fulgurance comique de la pièce, Luc Bondy donne à Ivanov, servi par une extraordinaire palette d’acteurs (dont Micha Lescot qui incarne Ivanov) une teinte violente et tragique comme jamais. Entre rires et mourir.
Aurélie Haroche