
State College, le samedi 21 février 2015 – Google est une tentation tellement facile à assouvir. Haider Javed Warraich médecin et enseignant au Beth Israel Deaconess Medical Center et à l’école de médecine d’Harvard racontait en janvier 2014 sur un blog dédié à la santé hébergé par le New York Times, comment lorsqu’il était interne, il évoqua auprès de son chef le cas d’un patient, qui en dépit d’une augmentation de son traitement, présentait des attaques de panique de plus en plus fréquentes, qu’il mettait sur le compte d’un stress accru, lié à un succès inattendu de son entreprise. « Quelle genre d’entreprise ? » demanda le praticien. L’étudiant n’avait pas interrogé le malade sur ce point. Le superviseur dégaina alors son portable, tapa le nom du malade… et s’interrompit in extremis. Il se ravisa, ouvrit la porte de la chambre du patient, s’installa près de lui et lui posa tout simplement la question.
Une telle prise de conscience est rare, affirme Haider Javed Warraich. Aujourd’hui, les médecins sont nombreux à "googliser"* leurs malades. « La très grande majorité des praticiens que je connais le font. Pour ma génération, faire une recherche sur Google est aussi naturel que de partager une photo de ses enfants ou de ses vacances sur un réseau social tel que Facebook », rapporte-t-il. La fréquence de l’utilisation de « Google » pour glaner des informations sur un malade est également constatée par le docteur Maria J. Baker, professeur de génétique au sein du Penn State College of Medecine. Elle affirme que taper le nom d’un patient sur le célèbre moteur de recherche est en passe de devenir de plus en plus courant, notamment chez ceux et celles qui ont grandi avec Internet.
Découvrir que la maladie du patient n’est pas celle « affichée »
Aux Etats-Unis, depuis quelques années, certains praticiens ont commencé à s’interroger sur les enjeux et conséquences de telles pratiques, alors que les réflexions ont été plus rares en France. Maria J. Baker fait notamment partie de ceux qui souhaitent mettre en lumière les enjeux éthiques de la "googlisation" des patients. Dans le journal spécialisé en éthique médicale, le Hasting Center Report, elle avait publié en octobre 2013 le cas d’une patiente de 26 ans s’étant présentée en consultation, souhaitant subir une double mastectomie. La patiente égrenait la longue liste des membres de sa famille ayant été touchés par un cancer du sein ou une autre forme de cancer. Cependant, plusieurs éléments dans le récit de la jeune femme faisaient naître le doute, telle par exemple l’affirmation selon laquelle elle avait été victime d’un mélanome, ce qui n’était nullement confirmé dans son dossier médical. Avec un autre généticien, Maria J. Baker décida alors de faire quelques recherches sur internet et découvrit que sur plusieurs comptes Facebook la jeune femme affichait un passé à chaque fois différent de cancéreuse (ou de parente de cancéreux), n’hésitant pas à apparaître le crâne rasé, en profitant même pour récolter des dons. Devant un tel « profil », suggérant un syndrome de Münchhausen, la double mastectomie fut refusée. Pour Maria J. Baker, une telle anecdote révèle comment dans certains cas, la consultation d’internet peut se révéler nécessaire. On suggérera cependant, dans la lignée de nos confrères de Medscape, que dans le cas d’espèce, une recherche d’une des mutations génétiques à l’origine d’une prédisposition au cancer du sein aurait peut-être permis de lever (partiellement) le doute… de façon cependant plus coûteuse et moins rapide, mais peut-être plus éthique (ou pas) !
Quand Google sauve la vie
En s’appuyant de nouveau sur ce cas, Maria J. Blaker et deux de ses confrères du Penn State College of Medecine, Daniel R. George, spécialiste d'éthique et Gordon L. Kauffman professeur de chirurgie viennent de proposer dans le Journal of General Internal Medecine une sorte de guide de l’usage de Google en pratique quotidienne. Il s’agit pour les trois praticiens de lister les dix situations dans lesquelles une recherche sur Google à propos d’un patient pourrait être tolérée. Plusieurs sont liées à une éventuelle mise en danger du malade : on pourrait ainsi "googliser" un patient afin de le contacter et de l’avertir d’une situation grave ou face à un risque éventuel de suicide. D’autres praticiens avant Maria J. Blaker ont déjà évoqué ces cas où une recherche sur internet peut permettre de « sauver » un patient. Comme le rappelle Medscape, certains psychiatres se sont intéressés à cette question et en 2010 dans l’Harvard Revue of Psychiatry, David Brendel et deux de ses confères s’étaient également essayés à une évocation des situations dans lesquelles la "googlisation" pourrait être justifiée. « Elle semble l’être dans les cas où trouver une information sur le malade peut lui sauver la vie. Des cas ont été rapportés dans lesquels des recherches sur internet ont permis d’identifier les membres de familles pouvant assister des patients mentalement déficients face à une importante décision médicale », résume David Brendel sur son site. Il ajoute que plusieurs questions doivent se poser avant toute utilisation d’internet et notamment « Cela est-il dans l’intérêt du patient et non uniquement dans celui du praticien ? ». Une position que le docteur Haider Javed Warraich qui donne d’autres exemples paraît partager. « A mon sens, les seules raisons pour lesquelles une recherche sur internet pourrait être légitime sont celles ayant trait à la sécurité du malade. (…) Face à une suspicion de maltraitance à enfant, cela peut avoir un sens de faire des investigations sur le web. Les médecins peuvent également vouloir faire des recherches sur la toile, s’ils sont inquiets d’un risque de suicide ou s’ils ont besoin de contacter la famille », énumère-t-il.
Google pour soigner les si nombreuses incohérences de l’interrogatoire d’un patient !
Cependant, les autres situations dans lesquelles Maria J. Baker et ses confrères estiment que la "googlisation" pourrait être acceptable feront sans doute bien plus débat. Il s’agit de cas dans lesquels la parole du patient est mise en doute : « patients multipliant manifestement les consultations afin de parvenir à leurs fins ; réponses évasives aux questions cliniques simples ; affirmations concernant les antécédents familiaux paraissant improbables ; inadéquations entre les réponses du malade et son dossier médical ; absence de corrélation entre les observations cliniques et le degré d’urgence manifesté ; recueil d’informations auprès de confrères mettant en doute le récit du patient ; contradictions formulées par le patient lui-même ou entre les paroles de ce dernier et celles de sa famille ; suspicions quant à sa condition physique ou sa consommation de différentes substances ». Avec une telle énumération, Maria J. Baker et ses confrères n’hésitent pas à invoquer des situations extrêmement fréquentes (que l’on songe à l’invocation des cas où les observations cliniques et le degré d’urgence manifesté ne coïncident pas !) et surtout à affirmer que la recherche sur le web peut être légitime toutes les fois où un « doute » naît quant aux déclarations du malade (or l’expérience du syndrome de Münchhausen ainsi découvert par l’équipe de Maria J. Baker ne paraît pas pouvoir être généralisée à toutes les situations où un « flou » est pressenti). C’est oublier que le rôle du médecin est de parvenir à installer une relation de confiance telle que les réflexes initiaux de défiance s’amenuiseront et permettront d’écarter des déclarations incohérentes et mensongères. C’est également faire l’économie d’une patiente investigation, reposant sur l’examen clinique et l’interrogatoire du malade, contribuant à démêler les informations pertinentes des autres.
Quid du « consentement » ?
Tout en dressant cette longue liste, ces praticiens du Penn State College of Medecine n’éludent pas les différents problèmes éthiques posés par la googlisation des malades, telle la rupture du lien de confiance entre le médecin et le patient, mais plus encore la violation de la vie privée. A l’instar de David Brendel, ils s’interrogent également sur le devenir des informations collectées sur le web : quelle utilisation en faire, comment les évoquer avec le patient, doit-on les consigner dans le dossier médical ? En tout état de cause, ils espèrent que leur prise de position permettra la naissance d’une véritable réflexion et l’élaboration de recommandations officielles dans les guides s’intéressant aux liens entre nouvelles technologies et médecine, qui pour l’heure ne se sont pas penchés sur ce sujet. Derrière ces différentes questions, est notamment soulevée celle du "consentement" des malades. Dans un très grand nombre de cas où la tentation de la googlisation naît, l’assentiment des patients n’est évidemment pas, et pour cause, recherché. Il est des cas spécifiques où il peut et devrait l’être. Ainsi, David Brendel juge par exemple que dans le cas de patients atteints de troubles mentaux, présentant un risque de passage à l’acte, les médecins devraient avertir leurs patients qu’ils souhaitent consulter leur profil public Facebook ou un blog ouvert à tous, tant que leurs tentations suicidaires seront toujours présentes, afin d’effectuer une "veille" potentiellement salutaire. Il existe enfin quelques rares cas, où les questions médicales sont le plus souvent absentes, où ce sont les patients qui incitent les médecins à venir les rejoindre sur la toile !
A quand le déclic en France ?
Nous l’avons dit, en France, ces questionnements restent balbutiants. L’Ordre a pour l’heure adopté une opposition bien plus idéologique que le pragmatisme des médecins du Penn Sate College of Medeine. Faire des recherches sur Google à propos d’un malade « est totalement inadmissible éthiquement » tempête dans les colonnes du Quotidien du médecin, le docteur Jacques Lucas, vice-président du Conseil de l’Ordre. Difficile pourtant de croire que les médecins français ne sont pas des utilisateurs de Google comme les autres. D’ailleurs cité par Medscape, le docteur François Pelen l’admet aisément sur Twitter : « C’est difficile de dire qu’on n’est jamais allé regarder sur Google après consultation d’un patient un peu étrange ! ».
Aurélie Haroche