Le premier commandant du camp de Treblinka, un psychiatre…

Malgré une « faible pratique » dans la spécialité, rappelle The British Journal of Psychiatry, un jeune psychiatre exerçant sous le Troisième Reich, Irmfried Eberl (1910–1948)[1], également membre du Parti National-Socialiste) est nommé en 1939 à la tête d’un établissement psychiatrique à Brandebourg où il « coordonne le meurtre de masse des malades mentaux dans le cadre du programme d’euthanasie Aktion T4 » (qualifié plus tard de « génocide psychiatrique ») par lequel le régime hitlérien entend « éradiquer les maladies mentales », notamment la schizophrénie : sous la férule de ce singulier médecin (ayant rang d’Obersturmführer chez les SS), 9 772 patients sont ainsi tués à Brandebourg et 8 601 à Bernbourg, dans un autre établissement qu’il dirige. Fort de cette sinistre « expérience », Eberl est chargé en 1942 de planifier le « nettoyage ethnique » des Juifs et d’autres minorités au camp d’extermination de Treblinka (Pologne).

Eberl semble le seul praticien à accéder à un tel degré de responsabilité « stratégique », le transformant en planificateur actif de l’idéologie nazie, mais d’autres « fils perdus » d’Esculape s’accommodent de devenir au moins des exécutants impassibles : quels terribles ingrédients peuvent conduire des médecins à se démarquer aussi radicalement de l’éthique professionnelle ? Lâcheté, opportunisme, carriérisme forcené, soumission servile à l’autorité ?… Quoi qu’il en soit, près de 300 000 patients schizophrènes sont « soit stérilisés, soit tués », avec l’accord (tacite ou explicite) de « 600 à 700 psychiatres » exerçant alors dans l’Allemagne nazie : on ignore « combien refusent de participer » à cet holocauste psychiatrique, et combien « s’opposent », à leurs risques et périls, mais quelques-uns « protestent publiquement », comme Hans Creutzfeldt[2].

Au « crédit » de ces neuropsychiatres collaborateurs du Troisième Reich, on peut rajouter la proposition d’utiliser la chambre à gaz (sous le nom de « douche ») comme « technique de meurtre de masse. » Cette « solution » expéditive est « justifiée » surtout pour des « raisons économiques », la propagande nazie alléguant qu’au lien de nourrir une « bouche inutile » en asile, on pourrait plus efficacement, avec les mêmes moyens consacrés à cette « vie indigne », assister « 40 familles dans le besoin. » Comme son nom le prétend, le régime national-socialiste n’hésite donc pas à dévoyer une argumentation « sociale ! » Et en 1941, Hitler promet « l’immunité » aux médecins aiguillant des malades mentaux vers le programme T4 d’euthanasie. Précision : on pourrait croire que cette protection du führer continue à planer sur certains médecins, car même après la chute du régime nazi, « trois présidents successifs de la GDNP[3] » ne sont autres que des praticiens s’étant compromis, durant la guerre, comme « évaluateurs du programme T4. » Plus grave encore : le « déni collectif » de cette page noire de la psychiatrie allemande. Après 1945, le directeur médical du programme T4 connaît une seconde carrière comme « expert médical auprès d’un tribunal » (sous un faux nom), et nombre de ces praticiens nazis « se recyclent dans des professions médicales ou juridiques », sans être inquiétés, « bien que de nombreuses personnes dans les milieux médicaux et juridiques soient informées de leur véritable identité. »

Parallèlement, pendant 20 ans, un ancien directeur de la clinique psychiatrique de Lübeck « ne parvient pas à trouver d’éditeur pour publier un livre dénonçant les détails de ces crimes contre les malades mentaux », car les psychiatres (des années 1950 et 1960) craignent que « ces révélations publiques ne viennent entraver leurs efforts pour reconstruire la profession… » Ce déni touche aussi le monde politique : en 1965, la loi d’indemnisation (instituée par la République Fédérale d’Allemagne) exclut les sujets stérilisés de son champ d’application, sous prétexte que cette stérilisation « ne leur a pas été imposée pour des raisons raciales. »

En 2010, le président de la DGPPN[4] reconnaît enfin « qu’à part quelques exceptions, une grande majorité des psychiatres allemands ont participé à la planification, la mise en œuvre ou la légitimation scientifique de la stérilisation et du meurtre sous le régime nazi. » Il s’excuse officiellement, au nom des psychiatres allemands, pour « la douleur et l’injustice » subies pendant la guerre, mais aussi pour « le silence et le déni » à ce sujet, dans l’Allemagne d’après-guerre… 
 
[1] http://www.whale.to/b/irmfried_eberl.html & http://www.ima.org.il/FilesUpload/IMAJ/0/41/20631.pdf
[2] http://fr.wikipedia.org/wiki/Hans_Gerhard_Creutzfeldt
[3] Gesellschaft Deutscher Neurologen und Psychiater (GDNP, Société des neurologues et des psychiatres allemands) : cette institution savante résulte de la fusion (sous le national-socialisme) de la Deutscher Verein für Psychiatrie (Société allemande de psychiatrie) fondée en 1842, avec la Gesellschaft Deutscher Nervenärzte (Société des neurologues allemands).
[4] Deutsche Gesellschaft für Psychiatrie und Psychotherapie, Psychosomatik und Nerveinheilkunde (Société allemande de psychiatrie, psychothérapie, psychosomatique et neurologie) : http://www.dgppn.de/

Dr Alain Cohen

Référence
Somers C : Irmfried Eberl: psychiatry and the Third Reich. Br J Psychiatry, 2015 ; 206 : 315.

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Vos réactions (6)

  • Quel est le Gold Standard du comportement humain ?

    Le 11 mai 2015

    Ce qui me laisse pantois, c'est que nous croyons toujours que la référence, le gold-standard du comportement humain, est par défaut celui que nous vivons actuellement.
    Si nous remontons un peu dans le temps, il est clair que notre conception des choses, l'inconscient collectif du monde occidental, était très différent il y a quelques décennies. Des exemples ? Dans les années 60, de nombreux pays européens ont stérilisé de force et par milliers des individus considérés comme déficients (ce qui voulait tout dire : handicapés, personnes au QI un peu inférieur à la moyenne, homosexuels, protituées, etc). Ce n'était pourtant pas l'Allemagne nazi… De même, le comportement de la France lors de la guerre d'Algérie serait maintenant parfaitement intolérable, alors qu'il était admis à l'époque. Et on peut trouver de très nombreux exemples qui nous indiquent que nous avons évolué, grandi…
    Maintenant, posons-nous 2 questions :
    1- Si nous continuons à évoluer dans le bon sens, nos descendants, dans 30 ou 40 ans ne risquent-ils pas d'être choqués de certains de nos comportement actuels ? Réfléchissons un peu et prenons un peu de recul.
    2- A l'inverse, si notre mode de vie se dégrade, si nous venions à manquer d'énergie, d'eau, si nous devions lutter contre de nouveaux ennemis de l'infiniment petit (micro-organismes) qui apparaitraient avec le réchauffement climatique, si nous devions nous défendre plus ardemment contre des agresseurs humains plus nombreux, plus incisifs, où contre une immigration illégale massive, quel comportement adopterions-nous ?
    L'humanité (aux 2 sens du terme) est loin d'être stabilisée…

    Dr Alexandre Conia

  • Sens de l'histoire

    Le 12 mai 2015

    Il est toujours plus facile de suivre le sens de l'histoire que de le remonter.
    Quand tous les loups (ou presque) ont hurlé ensemble, il leur est bien difficile de l'admetre et le ménage ne peut venir que de l'extérieur.
    Dr Bernard Maroy

  • Lâcheté, opportunisme, carriérisme forcené, soumission servile à l’autorité ?…

    Le 14 mai 2015

    Je me demande bien pourquoi le Confrère Cohen ne cite pas l'adhésion enthousiaste aux programmes de purification ethnique du IIIème Reich (et à sa branche antisémite). Peut-être ne sait-il pas que, par exemple, la Faculté de médecine de l'Université de Gent (Gand, en Belgique) avait comme beaucoup d'autres en Europe pendant la WWII une chaire de Raciologie (Professeur Roger Soenen).
    Même aujourd'hui, les cours dispensés aux futurs médecins, infirmiers, dentistes, etc ne vaccinent hélas pas contre le racisme, la haine, le sadisme et les folies religieuses de tous bords.

    Dr Charles Kariger

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