Commentaires : jusqu’où doit aller la modération ?

Paris, le samedi 24 septembre 2015 – La question de la modération des commentaires postés chaque jour sur les millions de sites internet par les lecteurs est aussi vieille que le web 2.0 (une éternité à l’aune de l’ère numérique, quelques secondes à l’échelle de l’histoire du monde). A l’origine de nombreuses réflexions (sur la liberté d’expression, le rôle du débat, l’ambiguïté des éditeurs qui tout en se montrant parfois circonspects souhaitent tout en même temps pouvoir continuer à bénéficier de l’attraction suscitée par ces discussions), le débat n’est nullement tranché et revient régulièrement. Ces dernières semaines ont ainsi donné l’occasion à plusieurs reprises de constater la vivacité de ces interrogations (qu’il s’agisse par exemple de la crise estivale du célèbre forum Reddit aux Etats-Unis ou encore des décisions de fermetures des commentaires de nombreux articles par le site News 24 toujours outre-Atlantique).

Champ légal

Pour répondre à ces écueils, un très grand nombre de portails se sont dotés d’une charte donnant les clés de la modération (qui s’effectue souvent a posteriori). Dans la majorité des cas, il est rappelé que les contenus pouvant être sanctionnés par la loi sont à proscrire (et pourront être censurés) : il est notamment fait référence à la diffamation (injures de toutes sortes notamment), à la publicité masquée et/ou mensongère ou encore aux menaces et autres appels aux meurtres. La délimitation  de ce champ permet d’écarter facilement un certain nombre de contenus (bien que même ce cadre ne facilite pas totalement la tâche du modérateur). Des questions demeurent cependant, notamment sur les sites à vocation scientifique.

Un équilibre particulièrement délicat à trouver

Que faire, sur ces portails, des contenus qui semblent aller totalement à l’encontre du consensus établi et qui s’appuient sur une argumentation qui ne paraît nullement scientifiquement étayée ? Une question que la rédaction du JIM s'est bien sûr posée à de multiples reprises. La difficulté tient au fait que l’on s’écarte ici totalement du champ de la loi et de la réglementation, mais que l’on se place plus certainement du côté "moral". Par ailleurs, quand l’appréciation d’une déclaration raciste ou diffamatoire apparaît si non simple tout au moins possible, la détermination de ce qui apparaît comme admissible scientifiquement suppose que l’on s’érige en poseur de dogme. Or, la science est précisément ce lieu où l’on discute sans cesse les règles établies, où l’on bouscule la doxa, pour faire évoluer et avancer la connaissance. Dans ce contexte, comment se ranger derrière l’idée que certains détiendraient la vérité, contre d’autres ? Cependant, accepter que toutes les idées méritent d’être pareillement défendues, c’est risquer de favoriser la diffusion d’opinions que l’on sait dangereuses (à défaut de pouvoir les considérer comme absolument fausses).  Incidemment, c’est également exposer le site d’information à des critiques et au discrédit (tant il est impossible, en dépit des messages d’avertissements, de différencier parfaitement les contenus diffusés expressément par un portail de ceux livrés par ses lecteurs). Trouver ici une modération éclairée, qui offrirait tout à la fois une tribune à l’expression de points de vue divers sans pour autant laisser libre cours aux positions les plus pernicieuses, une modération qui ne serait pas en outre systématiquement perçue comme une censure dogmatique et une violation de la liberté d’expression apparaît particulièrement complexe.

La température monte

Le dilemme interpelle quotidiennement le modérateur d’un site internet scientifique ou médical comme le JIM avec des réponses diverses. Il y a quelques années, le site Futura Sciences avait joué la "transparence". Alors que ses forums sur le climat voyaient quotidiennement poster des commentaires allant totalement à l’encontre de la position établie par la très grande majorité des spécialistes, l’éditeur avait décidé d’imposer une censure drastique. Il avait expliqué sans détour : « Nous sommes soucieux de l’aspect scientifique du forum et des discussions. Il est aussi important que tout le monde y trouve son compte et que tout le monde ose participer, le problème est que le flood fait par certains donne à ce forum une tonalité manifeste en contradiction avec la quasi unanimité des climatologues (…). Ceci est manifestement en contradiction avec l’esprit de la charte, le forum ayant pour objectif de faire de la vulgarisation des connaissances actuelles de la science. Ceci n’exclut bien entendu nullement de parler de ses incertitudes, voire de ses imperfections, mais si c’est cela qui représente la quasi totalité d'une discussion il est évident qu'il ne s'agit plus de vulgarisation des connaissances actuelles mais de déformation grave du tableau scientifique actuel. (…) L'équipe de modération en arrive à la conclusion qu'il est malheureusement devenu impossible de parler climat et réchauffement sans en arriver à des messages ou le but n'est plus d'écouter les arguments des autres, mais d'asséner les siens (…). Il a été décidé de fermer toutes discussions sur le climat dont les messages dévieraient ne serait-ce qu'un peu du sujet initial, ou dans lesquelles les arguments scientifiques seraient remplacés par des croyances, des attaques, de la rhétorique, ou tout simplement des messages qui n'auraient aucun intérêt scientifique ». Ce qui est remarquable ici c’est de constater comment Futura Sciences considère le forum comme une partie intégrante de son travail d’information et non pas seulement comme un lieu d’échanges neutre et comme dissocié du portail. La prise de position scientifique de Futura Sciences est également intéressante : le site estime qu’il est possible de reconnaître l’existence de principes, qui s’ils peuvent être discutés de manière périphérique, parfois de façon très pointilleuse, ne peuvent être totalement remis en cause. Enfin, Futura Sciences s’estimait en droit et en capacité de distinguer les messages recevables de ceux totalement discutables. Dans une optique similaire, on se souvient comment il y a deux ans, le site américain du célèbre journal de vulgarisation scientifique Popular Science a décidé de fermer les commentaires ouverts sous ses articles. Une fois encore une même raison sous-tendait ce choix : la rédaction refusait que sous son "enseigne"  soient diffusés des messages manifestement dangereux et contraires aux consensus scientifiques.

Mauvaise foi

D’autres sites n’ont pas fait ce choix, n’ont pas voulu imposer leur optique. Le thème de la vaccination sur les sites médicaux est à ce titre riche d’enseignement. Que ce soit sur le Quotidien du médecin, sur Egora, Medscape (et bien entendu sur le JIM), les opposants à la vaccination, qui débitent à longueur de messages, leurs mêmes argumentations se voient ouvrir une tribune quasiment libre. Si la charte du Quotidien du médecin s’en tient au refus des contenus illicites et diffamatoires et recommande l’expression d’un point de vue "argumenté", Medscape va un peu plus loin en indiquant que les utilisateurs s’engagent « à ne diffuser que des informations qui sont vraies et correctes aux vues de vos connaissances et de votre expérience personnelle ». Cependant, la traque à la "mauvaise foi"  est bien ardue (même si elle pourrait facilement être utilisable face à nombre de messages concernant les vaccins).

Une réflexion inéluctable

Et sur le JIM ? La modération y est (ce qui est rare) faite a priori, ce qui permet d’éviter les messages diffamatoires, difficilement compréhensibles ou encore apparemment sans aucun lien avec le sujet. Mais quid des contenus qui nous semblent transmettre des informations non fondées et/ou dangereuses ? Nous avons choisi pour l’heure de ne pas les soumettre, sauf exception,  à cette modération, considérant que les opinions exprimées n’engageaient que leurs auteurs et non la rédaction de notre site et que la liberté d’expression devait s’imposer. Cependant, de plus en plus, nos lecteurs s’étonnent que les colonnes du JIM acceptent de se faire l’écho de ces idées dignes des plus mauvaises théories du complot en particulier en matière de vaccination (de mêmes étonnements ont pu se lire sur le site du Quotidien du médecin).  D'autant que chacun sait que sur internet les "complotistes" font toujours plus de bruit que les "académiques".

Voilà qui nous interroge plus que jamais.

Aurélie Haroche

Copyright © http://www.jim.fr

Réagir

Vos réactions (4)

  • Oui, mais...

    Le 26 septembre 2015

    On pourrait extrapoler la lecture de l’article à la question simple du droit d’expression. La marche « internationale » du 11 janvier 2015 considérée notamment comme un rassemblement pour la liberté d’expression semble donc en contradiction avec ce que vous relatez concernant les forums médicaux ou scientifiques…
    Au passage, il est intéressant (mais non scientifiquement prouvé…) de constater que le "2015 World Press Freedom Index" ne classe la France que 38e pour la liberté d’expression.
    La position de Futura Sciences me semble malgré tout excessive. Elle considère que la "science" est une vérité absolue et indiscutable… jusqu’au jour où elle reconnaît elle-même ses propres manques ou erreurs. Particulièrement sur des sujets "discutables", comme la climatologie, pour lesquels les conclusions "scientifiques" sont basées sur des données avérées, mesurées et indiscutables, certes, mais auxquelles l’on adjoint des données "prévisibles" issues de modèles informatiques… conçus par des hommes en fonction d’une évolution prévisible dans le temps desdites données selon les critères retenus pour projeter ladite évolution, donc sous l’influence de leur propre conviction.
    L’écoute des contradictions, fussent-elles non scientifiques, est aussi un enseignement essentiel pour les rédacteurs, qu’ils soient scientifiques ou non, car elle permet de s’interroger sur les insuffisances possibles des allégations écrites ou des "preuves" annoncées ou, tout du moins, sur l’insuffisance de la qualité de rédaction ou la qualité de vulgarisation, pour que l’allégation ou la preuve annoncée soit comprise par tous et non uniquement par les "initiés".
    Alors, si le rejet de toute forme de diffamation, menaces… est indispensable, il reste au-delà de ces critères une solution très simple. Si les rédacteurs de tel ou tel site de veulent pas lire de propos qui, pour simplifier, les « dérangent », il leur suffit de ne pas ouvrir de forum !

    Olivier Godefroy

  • Tout est dit

    Le 26 septembre 2015

    Entièrement d'accord avec Olivier Godefroy.

  • Il suffit d'établir clairement le rôle du média

    Le 27 septembre 2015

    Un forum est un défouloir. On peut y dire n'importe quoi, et également réagir. N'est-ce pas un meilleur endroit pour le faire que dans la rue, avec ses poings, ou même dans une soirée entre amis, quand l'ambiance s'envenime parce que l'on s'est engagé sur un sujet politique difficile ? A l'instar d'un jeu vidéo violent, le forum expulse l'agressivité hors de soi. Il est le chiotte des opinions radicales ; c'est là qu'on vient les déféquer. Et le rôle du modérateur est de tirer la chasse. De diluer un peu cette merde malodorante.

    Pour trier le bon grain de l'ivraie, il existe un autre support : le blog, et ses commentaires triés par l'auteur : gardés s'ils apportent quelque chose de constructif à la discussion, éliminés s'ils sont hors sujet ou un coup de gueule sans intérêt. Les internautes se sentent propriétaires d'un forum public et supportent difficilement que l'on efface leurs commentaires ; ce n'est pas le cas pour l'espace privé d'un blogueur. Quand vous recherchez une information de qualité, vous êtes attentif à QUI la donne, critère plus important même que la réputation du site. Personnellement je m'abonne à des fils de news choisis. Un forum n'est pas l'endroit où s'informer. Plutôt à fréquenter quand on a un peu de temps à perdre, et pour avoir une vision particulièrement exhaustive d'un sujet, et alors il faut accepter la faible rentabilité du temps passé à arpenter les messages inconsistants d'un forum pour extraire les rares qui ont une valeur.

    Si tout le monde a conscience du rôle de chacun de ces médias, alors il est possible de tout laisser dire. La présence de WC publics diminue la pisse épandue librement dans la rue.

    Dr Jean-Pierre Legros

Voir toutes les réactions (4)

Réagir à cet article