Vous avez dit "conflits d'intérêts"

Paris, le samedi 21 mai 2016 – La question des liens d’intérêt entre le monde industriel et les professionnels de santé est régulièrement débattue. Récemment, le rapport de la Cour des Comptes concernant l’application (non encore parfaite) des récentes législations sur le sujet, la volonté affirmée par l’Assistance publique- Hôpitaux de Paris (AP-HP) d’une plus grande transparence et l’affaire du professeur Michel Aubier ont donné plusieurs occasions d’évoquer une nouvelle fois ce sujet. Reflet de cette actualité, la blogosphère ne manque pas d’intérêt pour cette question.

Régulièrement est ainsi discutée la difficulté d’échapper à toute influence des laboratoires et défendue la nécessité de tenter le plus possible de s’y soustraire : cela donne lieu à de longues dissertations où apparait la dure et ancestrale confrontation entre les idéaux et la pratique.

Combien de temps ça dure, un conflit d’intérêt ?

Au-delà de ces réflexions, la prose sur les conflits d’intérêt peut être plus pragmatique comme elle l’a été récemment sur plusieurs blogs. Et d’abord, s’interroge le cardiologue Jean-Marie Vailloud sur son blog Grange blanche, combien de temps « dure un conflit d’intérêt ? ». Grâce à quelques recherches, le praticien a pu constater « que le délai à observer pour qu’un lien d’intérêt ne soit plus significatif est donc de 5 ans pour l’ANSM/HAS et de 36 mois pour l’ICMJE  (International Committee of Medical Journal Editors », une clarté que le médecin regrette de ne pas voir toujours appliquée dans « les déclarations publiques d’intérêt publiées dans la presse médicale ».

Est-on toujours influencé quand on est payé ?

Outre cette interrogation pratique, certains n’hésitent pas à poser des questions qui pourraient être jugées provocatrices : est-on toujours nécessairement (mal) influencé quand on perçoit un financement de la part d’un industriel ? L’ancien directeur de la Santé, William Dab sur son blog Sécurité sanitaire hébergé par Le Monde revient sans détour sur ce point en citant l’exemple du professeur Aubier. « Pour la plupart des commentateurs, la cause est entendue : s’il existe un lien financier avec un industriel, alors son bénéficiaire va nécessairement prendre des positions qui lui sont favorables. Dans une controverse de ce type, il vaut mieux partir des faits plutôt que de faire des procès d’intention. Quand on lit les publications du Pr Aubier, il est difficile de le classer dans le camp des négationnistes des effets sanitaires de la pollution atmosphérique. Par exemple, en 1999, il a publié dans une revue scientifique réputée une étude permettant d’expliquer comment les particules émises par les moteurs Diesel provoquaient des réactions allergiques (…) De même dans le Bulletin de l’Académie Nationale de Médecine (n° 6 de l’année 2009), il écrit qu’il y a "des preuves fortes que les polluants urbains, notamment les particules Diesel, contribuent à l’augmentation de la fréquence de l’asthme et des rhinites allergiques". Il faut souligner que le Pr Aubier collaborait déjà avec le groupe Total quand il a publié ces articles. La situation n’est donc pas aussi tranchée qu’il y paraît. Suffit-il de collaborer avec un industriel pour que le jugement scientifique soit biaisé ? En l’occurrence, ne faudrait-il pas avant tout se demander s’il est de l’intérêt du groupe Total de nier les effets sanitaires des émissions Diesel alors qu’il raffine aussi bien du carburant Diesel que de l’essence ? » s’interroge William Dab qui n’hésite pas par ailleurs à faire part de sa propre expérience, comme collaborateur d’EDF. Le praticien insiste notamment sur le fait que les industriels n’ont pas toujours "intérêt" à ce que certains phénomènes soient cachés et tus. Néanmoins, le spécialiste de santé publique ne nie pas l’existence de situations conflictuelles dangereuses. « Certes, il y a des précédents condamnables, tous les industriels ne sont pas vertueux (…) Tout le monde industriel pâtit de telles pratiques qui détruisent la confiance de la population. Mon collègue Slama a raison d’évoquer ici la "fabrique du doute". Pour autant, faut-il généraliser et systématiquement considérer que des liens entre des scientifiques et des industriels conduisent à des positions biaisées ? » poursuit-il encore. En écho à ces réflexions, on pourra citer le blog Médicalement Geek qui résume une étude récemment publiée dans le JAMA Internal Medicine qui a tenté d’évaluer l’influence des avantages offerts par certains laboratoires sur la prescription de statines. « Un article du JAMA Internal Medicine a étudié l'association entre les médecins recevant des avantages par les labo et la prescription de statines non-générique. Un  tiers des médecins du Massachusetts avait reçu un financement par l'industrie pharmaceutique. Pour les médecins non financés, la prescription de statines en "princeps" était de 18%, et le financement par l'industrie était associé à la prescription des "princeps". Les auteurs retrouvent que par tranche de 1000$ reçus, les médecins augmentaient leur prescription de  0,1 %, ce qui semble dire que soit, les labos payent pour pas grand chose, soit les médecins reçoivent vraiment beaucoup d'argent des labos... », analyse l’auteur, qui semble peu souscrire avec la première piste et qui cite un autre article publié par le JAMA, sorte de "cas clinique" du conflit d’intérêt, qui en rappelle les effets potentiels sur les prescriptions et prises en charge et la nécessité d’une prise de conscience des risques. Cité par plusieurs autres blogueurs, cet article est considéré comme une belle mise en perspective du conflit d’intérêt et un rappel à ceux qui jugent que l’on n’est pas nécessairement influencé par une rétribution financière ou un avantage en nature.

Injonctions paradoxales

Si la conception du conflit d’intérêt et surtout l’évaluation de sa dangerosité fait donc encore l’objet de nombreux débats, beaucoup jugent nécessaire de chercher le plus possible à l’éviter. Cela est-il seulement possible ? Avec son ironie habituelle, le néphrologue auteur du blog Perruche en Automne remarque : « Dans le même temps nous avons d’autres messages de notre secrétariat d’état de tutelle (celui de l’enseignement supérieur et de la recherche). Nous avons une incitation forte, pour ne pas dire une injonction, de ne pas vivre qu’au crochet du contribuable pour conduire nos travaux de recherche. Nous devons absolument aller chercher de l’argent auprès des industriels. En temps qu’enseignant-chercheur mais aussi médecin prescripteur, je suis pris entre deux feux, situation un tantinet schizophrénique. D’un coté quand un laboratoire me paye un croissant, un café et un jus d’orange, je suis un salaud vendu qui va prescrire n’importe quoi et n’importe comment. De l’autre coté, si je ne vais pas draguer de l’industriel pour qu’il me donne un peu d’argent, je suis un incapable, un assisté, qui ne comprend pas la modernité de la recherche publique dont le salut est dans le partenariat avec le privé » observe-t-il. Il se fait par ailleurs l’écho de la récente signature d’un accord entre MSDAVenir et Marseille immunopole, en présence du ministre de la Santé et constate que le ministre n’a pas craint que lui soit reproché un conflit d’intérêt. D’une manière générale, pourfendeurs quasiment sans nuance des conflits d’intérêt et observateurs suggérant une approche plus pragmatique et réflexive s’entendent pour dire que la transparence est essentielle et pour regretter que les efforts dans ce domaine relèvent plus de l’apparence que de la réalité.

Conflits à l’infini

Enfin, la question du conflit d’intérêt n’est pas, rappellent quelques rares auteurs, uniquement à interroger à travers les liens avec l’industrie. Ainsi, sur son blog hébergé par le Quotidien du médecin, le docteur Gérard Maudrux ancien président de la CARMF se fait écho des conflits d’intérêt qui existent dans le monde syndical. « Il y a quelques années, le Président d’un grand syndicat me disait en privé : "si je ne signe pas, je suis obligé de licencier et de fermer la boutique". Il y a peu encore un autre disait publiquement donc plus honnêtement qu’il était obligé de le faire pour vivre et être entendu. Aujourd’hui on ne signe plus des accords parce qu’ils sont bons pour la profession, pour permettre à celle-ci de vivre, mais pour que les signataires vivent. Avec ces règles, on est alors obligé de se plier aux désidératas de celui qui paye. "Qui paye commande" est bien le fil directeur de nos pseudos accords, d’ou la détérioration de la situation » remarque-t-il. On peut même aller plus loin en constatant, qu’au-delà de l’intérêt pécunier, le conflit peut exister dans de très nombreuses situations. S’intéressant à l’intégrité de la presse scientifique, le docteur Hervé Maisonneuve s’interrogeait il y a deux ans sur son blog : « Un auteur qui écrit sur la circoncision, doit-il dire s’il est ou non circoncis ? ».

La question pourra être posée à l’infini : un radiologue peut-il s’exprimer sur la pertinence d’un dépistage systématique reposant sur l’imagerie (mais il est vrai qu’ici le conflit éventuel n’est pas masqué), dans le même ordre d'idée l'avis des urologues sur le dosage des PSA n'est-il pas biaisé et l’opinion d’un membre d’une commission nommé par un ministre peut-elle être entendue dès lors qu’elle concerne l’état ?

Peut-on vivre sans conflit et sans intérêt ?

Vous pourrez creuser la question en revenant sur les blogs de

Jean-Marie Vailloux : https://grangeblanche.com/2016/05/15/quelle-est-la-duree-de-vie-dun-lien-dinteret/
Wiliam Dab : http://securitesanitaire.blog.lemonde.fr/2016/05/05/quand-y-a-t-il-conflit-dinterets/
Médicalement Geek : http://medicalement-geek.blogspot.fr/2016/05/dragi-webdo-n97.html
Perruche en Automne : http://perruchenautomne.eu/wordpress/?p=4926
Gérard Maudrux : http://blog.gerardmaudrux.lequotidiendumedecin.fr/2016/03/16/syndicats-3-les-conflits-dinterets/
Et Hervé de Maisonneuve : http://www.h2mw.eu/redactionmedicale/2014/09/limites-de-la-transparence-dans-les-liens-dint%C3%A9r%C3%AAts-doit-on-savoir-si-lauteur-dun-article-sur-la-cir.html.

Aurélie Haroche

Copyright © http://www.jim.fr

Réagir

Vos réactions

Soyez le premier à réagir !

Les réactions aux articles sont réservées aux professionnels de santé inscrits
Elles ne seront publiées sur le site qu’après modération par la rédaction (avec un délai de quelques heures à 48 heures). Sauf exception, les réactions sont publiées avec la signature de leur auteur.

Réagir à cet article