Le journaliste comme allié de la prévention du suicide ?

Nous avons déjà évoqué (en 2015) la problématique des suicides "mimétiques" (connue sous le nom "d’effet Werther") où une sorte de contagion par l’information suscite ou amplifie une vague de suicides. Outre le phénomène historique éponyme (la série de suicides "werthériens" consécutifs à la parution du roman de Goethe, Les Souffrances du jeune Werther), ce phénomène de société s’est reproduit par exemple après la mort de "stars" comme Marilyn Monroe ou Kurt Cobain, et un facteur déterminant de cette hausse du risque suicidaire est l’importance (qualitative et quantitative) de la couverture médiatique dans ce type d’événement. Comme le soulignent Charles-Édouard Notredame et coll., il n’est jamais « anodin de communiquer sur le suicide », d’autant plus que le journaliste est lu, vu ou entendu, aussi, par des sujets vulnérables. Mais un effet inverse existe également : la réduction du risque de suicide par la maîtrise de la communication à son propos, ce qu’on nomme "effet Papageno", en référence à l’opéra de Mozart, La flûte enchantée, où l’oiseleur Papageno, enclin au suicide par dépit amoureux, en est heureusement dissuadé par l’intervention salvatrice de trois chérubins. Résultante de ces deux effets opposés (incitation et dissuasion), la démarche du journaliste répercutant ces informations est donc « susceptible d’avoir un impact significatif en termes de santé publique » explique une équipe qui s’efforce de réduire l’"effet Werther" et d’optimiser au contraire l’"effet Papageno", pour contribuer à contenir le risque de « réaction en chaîne » dans les conduites suicidaires. S’appuyant sur les recommandations officielles de l’OMS et de la charte de Munich[1], et sur un partenariat (jusqu’alors inédit) entre école de journalisme et université formant des internes en psychiatrie, cette équipe de la région de Lille s’efforce de « promouvoir un traitement médiatique plus responsable du suicide », dans le cadre du programme dit Papageno[2]. En complétant la formation des médecins par des conseils (sous forme de "media-training") pour mieux communiquer sur le suicide et, symétriquement, la formation des journalistes pour mieux parler de certains « mots (psychiatriques) qui fâchent »[3], ce travail novateur de collaboration entre des professionnels de la médecine et de la presse (impliqués directement ou indirectement dans la prévention du suicide) démontre que "médiatique" peut aussi rimer avec "éthique".


[1] http://www.snj.fr/content/d%C3%A9claration-des-devoirs-et-des-droits-des-journalistes

[2] https://papageno-suicide.com/

[3] http://www.coordination01.fr/wp-content/uploads/2014/11/les_mots_qui_fachent_aout_2014.pdf

Dr Alain Cohen

Références
Charles-Édouard Notredame & coll. : Peut-on faire du journaliste un acteur de la prévention du suicide ? L’Encéphale (vol 42, Octobre 2016) : 448-452.
Interview de Charles-Édouard Notredame par Bernard Granger : L’effet Papageno pour prévenir la contagion suicidaire. Psychiatrie Sciences humaines Neurosciences, 2017-1 : 21-27.

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Vos réactions (3)

  • Un témoignage

    Le 15 août 2017

    Je me permets de vous adresser ce message, ayant été aidée par plusieurs journalistes de la presse locale et nationale et par un journaliste écrivain et réalisateur de France 2 pour diffuser l'information sur des suicides très particuliers. Ces suicides déclenchés par des violences psychologiques dans le monde du travail, l'hôpital public en l'occurrence. Médiatiser ces suicides m'a paru pouvoir participer à la prise de conscience, lutter contre tant d'idées reçues, favoriser la prévention par un retour à la solidarité. Lorsqu'un milieu professionnel est à ce point en crise, l'ouverture à d'autres secteurs professionnels, d'autres univers me parait pouvoir être salvateur.Je n'aurais pas pensé que l'on puisse reprocher de montrer l'extrême dangerosité de certains agissements, en toute impunité de surcroit.Et pourtant je me souviens que chez Peugeot Mulhouse les ouvriers syndicalistes qui avaient médiatisé les suicides en série de collègues s'étaient vu reprocher de favoriser leur multiplication...Merci aux confrères et consoeurs qui souhaiteront peut-être me donner leur avis.

    Dr Elisabeth Des, Pneumologue Ex-Attachée Spécialiste au CHU de Toulouse Purpan, Auteure du mémoire "Le harcèlement au travail Mémoire d'un combat".

  • Suicide et médiatisation

    Le 21 août 2017

    Pour avoir dû intervenir il y a une quinzaine d'année dans le cadre de 3 suicides successifs d'adolescents appartenant au même établissement et avoir dû lutter avec la presse pour qu'ils restreignent leurs informations explicatives sur les circonstances et les moyens, je me réjouis beaucoup de cette démarche.

    Elle est vraiment nécessaire car comme le note la consoeur qui a déjà réagi, il est parfois utile et préventif de médiatiser cet événement et parfois destructeur. Tout dépend de comment et de pourquoi est faite cette information et sur quels éléments diffusent-t-on ? C'est un vrai sujet de réflexion qui à ma connaissance été peu abordé.

    Cette question rejoint aussi la médiatisation des actes de terrorisme et le processus dimitation qui semble se déclencher.

    Dr Marie-Michèle Bourrat

  • Le programme Papageno

    Le 29 août 2017

    En reconnaissant le rôle social du journaliste, le programme Papageno navigue sensiblement entre le respect de la liberté de la presse et l’empreinte qu’elle laisse sur la liberté de son audience. C’est pourquoi, nous tenons à responsabiliser les journalistes en portant à leur connaissance l’impact qu’ont les mots qui traitent du suicide : délétère (l’effet Werther) ou préventif (l’effet Papageno). Loin de nous l’idée d’interdire. Tout au contraire, nous sensibilisons afin de faire émerger une responsabilité. Et c’est peut-être là la clé du succès de ce programme : conscientiser dans le respect des contraintes mutuelles.

    Mais la contagion suicidaire ne se limite pas aux médias. Toute information s’agissant d’un suicide doit faire l’objet d’une attention particulière sous peine d’engendrer un phénomène de mimétisme : annonce d’un suicide au sein d’une institution, réseaux sociaux… Tout un chacun est concerné par cet effet que nous nous attelons à mieux comprendre.
    Alors merci pour cet article, merci pour vos réactions. N'hésitez pas à nous contacter.

    Nathalie Pauwels, chargée du déploiement national du programme Papageno.

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