
Paris, le mercredi 30 mai 2018 - Nous sommes sans cesse
tiraillés entre des mondes parallèles. D’une part, des patients qui
continuent selon toutes les enquêtes menées sur le sujet à accorder
une confiance entière aux professionnels de santé en général et aux
médecins en particulier et de l’autre, des sites internet et des
réseaux sociaux dont les critiques vis à vis des praticiens et de
leurs prescriptions semblent intarissables. Cette dichotomie a bien
été résumée par une récente enquête menée par la Mayo Clinic qui en
comparant les scores obtenus lors d’enquêtes de satisfaction et les
commentaires de patients sur les forums a pu mesurer combien les
malades sont bien plus sévères sur la toile que dans la réalité. Ce
déséquilibre participe au malaise insidieux créé par la place
majeure prise par internet dans la relation médecin/malade.
La connaissance comme mode d’action
Pas nécessairement parfaitement familiers des potentialités et des codes d’internet, peu enclins diront certains à apprécier partager leur savoir (et pouvoir), les médecins ont pour certains accueilli internet avec méfiance, voire colère. Si beaucoup en reconnaissent néanmoins les atouts, la défiance en tout état de cause est générale. Un sondage réalisé sur notre site avait ainsi mis en évidence que seuls 6 % des professionnels de santé considéraient que pour l’information médicale, internet joue un rôle « positif ».Au delà de ce constat, certains praticiens ont décidé d’agir. Mieux connaître les mécanismes et enjeux d’internet semble pour ces eux une clé essentielle pour mieux appréhender les réactions des patients et leurs attentes et potentiellement mieux leur répondre. Ainsi à l’occasion du congrès Gynécologie Pratique en mars dernier, la gynécologue Juliane Berdah (La Pitié Salpetrière) avait convié différentes personnalités pour évaluer l’impact des réseaux sociaux sur les prescriptions médicales. Un médecin endocrinologue (le docteur Dominique Cassuto), un dermatologue (le professeur Pierre Wolkenstein), un sociologue (Jocelyn Raude, École des hautes études en santé publique de Rennes) et une journaliste (Aurélie Haroche, rédactrice en chef au JIM.fr) ont accepté de participer à cette évaluation croisée de la place d'internet dans la relation médecin malade en mettant à profit dans leurs interventions leur expérience professionnelle.
Le fléau des like
En revenant sur les "affaires" isotrétinoïne successives et leurs conséquences sur les conditions de prescription, Pierre Wolkenstein a bien montré le caractère inexorable des changements liés à internet et la nécessité pour les professionnels de santé de s’adapter à cette nouvelle donne. Il a notamment insisté sur la rapidité offerte par le web, qui confère aux patients un pouvoir supplémentaire.La présentation de Dominique Cassuto livrait pour sa part un exemple parfait de la façon dont internet s’invite dans la relation médecin/malade sans que les premiers en aient d’abord conscience. Évoquant le cas d’une de ses patientes, demandant une prise en charge pour perdre du poids, alors qu’elle ne présentait pas une situation clinique préoccupante, elle a constaté l’importance prise chez cette jeune fille par les images des "stars" d’internet et par les diktats qu'elles imposent. La consultation de photographies et de vidéos de jeunes femmes évoquant leur parcours et énonçant diverses recommandations est aujourd'hui une activité à part entière pour de nombreuses adolescentes et jeunes adultes. Se montrer, se comparer et recenser le nombre de « likes » récoltés grâce à sa silhouette est un enjeu qui parfois échappe à la sphère du ludique. Nombre de médecins qui prennent en charge ces jeunes filles n’ont pas conscience de l’impact de ce miroir déformant qu’est internet dont la puissance dépasse les journaux d’hier et les comparaisons dans la cour de récréation. Pourtant, la connaissance de ce monde parallèle est essentielle pour mieux appréhender les souffrances et les troubles de ces jeunes filles. Ces stars d’internet participent à la construction d’un discours qui revêt un caractère persuasif aussi fort que les informations validées les institutions sanitaires.
La voie du décryptage
D’une manière générale, bien qu’elles aient toujours existé, les entreprises de désinformation n’ont jamais été aussi vigoureuses qu’aujourd’hui. Jocelyn Raude, en se concentrant notamment sur le cas des pilules contraceptives, a ainsi signalé comment des hypothèses non validées, voire des rumeurs pouvaient bientôt se transformer en assertion définitive incontestable. Réussir à rétablir la vérité scientifique est une tâche alors particulièrement ardue mais le sociologue veut croire que l’effort de décryptage qui se généralise aujourd’hui dessine une nouvelle voie d’action pour les internautes.Rien de nouveau, tout est changé
La contestation du pouvoir du médecin n’est certainement pas
née avec internet elle est intrinsèquement liée à l’acte de soin :
il est normal comme on touche à son intimité et parfois à l’essence
de son être que l’individu n’accepte pas toujours immédiatement les
traitements qu’on veut lui recommander a observé de son côté
Aurélie Haroche. Parallèlement, il n’est pas nouveau que la presse
soit en mal de scoop et d’informations sensationnelles, au mépris
de la réalité objective. Bien qu’on ait donné aujourd'hui à cette
tendance une nouvelle appellation (les fake news), elle existe
depuis toujours. Mais, par rapport à cet état de fait, de nombreux
éléments varient aujourd’hui.
Ainsi, les pouvoirs publics ne semblent plus être des soutiens aussi solides des médecins et il est probable que les remises en cause de la parole des institutions auxquelles on assiste de plus en plus fréquemment aient un impact sur la perception des patients. En outre, la sphère au sein de laquelle on discute et remet en cause les recommandations des médecins ne se limite plus au cercle familial ou proche, mais peut désormais, grâce aux réseaux sociaux s’étendre au monde entier, ce qui offre à ces contestations une audience inégalée. On assiste parallèlement à une massification de l’information avec une répétition en boucle des mêmes données et un rythme imposé à la presse de plus en plus rapide, soumise à une forte concurrence (entre autres des réseaux sociaux !) qui empêche les vérifications et le travail de décryptage. Concrètement, on trouve dans l’actualité récente de nombreux exemples de l’influence des réseaux sociaux sur l’évolution d’une crise sanitaire. Cela ne signifie pas qu’internet fabrique des "malades" ou des effets secondaires, mais il contribue à donner du sens à des symptômes qui jusqu’alors étaient considérés comme bénins ou sans cause. Internet établit des corrélations là ou aucune n’avait été faite et c’est pour cela que son approche séduit. Il donne l’illusion d’une maîtrise. Il y a également le sentiment d’appartenance à une communauté et qui plus est à une communauté de victimes combattantes, qui sont les communautés les plus attirantes. Avoir raison contre le reste du monde est évidemment une position séduisante. Tout ceci est souvent un leurre, mais ce sentiment de puissance est difficile à combattre notamment avec des outils scientifiques et statistiques qui eux admettent leur propre limite.
Ce qui est frappant également est que ces phénomènes continuent à ne concerner, heureusement, qu’une minorité de patients. Ce n’est par exemple qu’une minorité de femmes utilisant Mirena qui ont signalé des effets secondaires ou une toute petite proportion des patients traités par Lévothyrox qui ont évoqué les effets secondaires potentiels de la nouvelle formule. Mais la force d’internet est telle que tout se passe comme si ces phénomènes marginaux étaient majoritaires.
Le traitement par les médias de ces emballements participe à cette perception.
Quelle réponse peut-on apporter à ce phénomène ? Il serait évidemment nécessaire d’éduquer les internautes afin qu’ils soient en mesure d’être mieux protégés face aux effets d’emballement, face à la tentation de mettre sa propre expérience au centre de tout. Le hic c’est que les outils numériques officiels et institutionnels sont très en retard par rapport aux sites les plus populaires. Combler ce gap est sans doute une nécessité.
La confrontation des analyses de ces différents intervenants,
médecins et non médecins, a permis une riche contribution qui a su
intéresser la salle comme en ont témoigné les nombreuses questions
qui ont suivi les présentations.
Diane Caulet