
Interview du Pr Jean-Stéphane Dhersin (université Paris 13) directeur adjoint scientifique de l’Institut national des sciences mathématiques et de leurs interactions (CNRS).
Depuis des siècles, l’éclosion, la propagation et l'extinction des épidémies fascinent et interrogent. Loin de la vision magique primitive, chaque apparition d’un nouvel agent pathogène infectieux fait désormais l’objet d’analyses minutieuses d'infectiologues, de biologistes, de virologues mais aussi de mathématiciens spécialisés en épidémiologie. Le Pr Jean-Stéphane Dhersin est l’un d'entre eux. Il met ici en lumière certains apports des mathématiques à la (très complexe) modélisation des épidémies en général et à celle qui nous concerne actuellement en particulier.
JIM.fr : quels sont les grands principes de la modélisation mathématique des épidémies virales ?
Pr Jean-Stéphane Dhersin : Il y a différents types de modélisation. Le modèle le plus simple est le modèle SIR. Il classe les individus d’une population en trois « compartiments » : les personnes susceptibles d’attraper la maladie (S), les infectieux qui transmettent la maladie (I pour Infectés et Infectieux), et ceux qui « sortent » du système parce qu’ils sont guéris ou morts (R pour Remis).
Il y a bien sûr des modèles plus complexes, comme par exemple le modèle de type SEIR où E correspond aux patients asymptomatiques susceptibles de contaminer d’autres personnes, ou encore des modèles où l’on prend en compte le fait que des patients guéris peuvent être de nouveau susceptibles d’être contaminés. Dans le cas du 2019-nCoV, on est plutôt dans un modèle de type SEIR.
Quoi qu’il en soit, l’objectif principal de ces modélisations est de savoir s’il y a une possibilité de pandémie.
Dans ces modèles simples, chaque individu va infecter un certain nombre d’autres sujets et ce que nous cherchons à savoir c’est le nombre moyen d’individus contaminés par un sujet donné, ce qu’on appelle le « taux de reproduction de base », soit R0. Ce nombre moyen est fondamental. Si R0 est inférieur ou égal à 1, il n’y a aucune chance qu’il y ait une pandémie. Si R0 est strictement plus grand que c1, vous avez une probabilité non nulle qu’il y ait une pandémie. Mais le fait de connaître R0 ne suffit malheureusement pas pour déterminer la probabilité que la pandémie ait lieu, ni ses modalités de propagation, mais elle informe sur le fait qu’il y a un risque qu’elle advienne ou non.
La première estimation du R0 est généralement très mauvaise !
Pr Jean-Stéphane Dhersin : R0 est assez difficile à définir au moment de l’apparition des premiers cas. En général, on trace tous les premiers cas, c’est ce qui a été fait dans le cas de 2019-nCoV, pour savoir combien de personnes ils ont infecté, afin d’obtenir une estimation de R0. C’est en général une très mauvaise estimation, car faite sur un très petit échantillon…mais on n’a pas tellement le choix !
Le premier défi est donc d’arriver à calculer, aussi fidèlement que possible, R0.
Quand vous avez un R0 supérieur à 1 et que vous avez une population d’infectés suffisamment importante, l’évolution n’est plus aléatoire, elle est purement déterministe avec une évolution exponentielle avec un coefficient plus grand que 1, qui est très lié au R0 en question.
Il convient de préciser que pour la faisabilité du calcul, on part de l’hypothèse selon laquelle les individus et les réseaux humains sont interchangeables. Or, dans la vraie vie, on s’aperçoit que tous les patients ne sont pas égaux, et que ce sont généralement les personnes souffrant déjà de comorbidités qui décèdent le plus. C’est d’ailleurs ce qui s’observe avec 2019-nCoV.
JIM.fr : Existe-il des signaux mathématiques qui permettent de savoir que l’épidémie va régresser ?
Pr Jean-Stéphane Dhersin : Il faut imaginer que la population est un grand réseau. Vous avez deux moyens pour arrêter une épidémie. Premièrement, « enlever des individus » pour rendre le réseau plus petit, c’est la vaccination grâce à laquelle les sujets passent directement de l’état S à l’état R. Le deuxième moyen est de couper les branches du réseau en limitant les contacts, c’est ce qu’on fait actuellement en Chine. L’isolement est actuellement la seule méthode raisonnable pour lutter contre l’épidémie et donc obtenir une diminution de R0. Il y a aussi d’autres phénomènes : comme par exemple le fait que certaines maladies sont plus contagieuses en hiver. Quoiqu’il en soit, ce R0 évolue comme le montre la courbe de l’épidémie.
JIM.fr : Quelle évolution de cette épidémie vous parait la plus probable ?
Pr Jean-Stéphane Dhersin : L’OMS pressent actuellement qu’on a atteint le pic de l’épidémie. Donc, après une période de stabilisation, le R0 devrait devenir inférieur à 1 et la courbe de l’épidémie « s’effondrer ».
Je trouve assez bizarre cette idée car on n’a rien fait, à part la mise en quarantaine en Chine. Aussi, je ne vois pas pourquoi ça ne pourrait pas repartir ailleurs. En clair, je ne vois pas comment les actions qui ont été entreprises pourraient faire chuter le R0 en dessous de 1. Mais je ne suis pas médecin, et d’autres facteurs peuvent bien entendu intervenir.
Tous les pays seront-ils capables de couper les branches du réseau ?
Pour la France, je ne suis pas trop inquiet, parce que nous sommes en mesure de tracer correctement tous les cas et de les isoler. Je ne suis en revanche pas persuadé que tous les pays disposent de moyens aussi efficaces.
Il y aura donc des pays qui seront capables de couper les branches du réseau où ça va bien se passer et d’autres où des réservoirs humains vont se maintenir et seront susceptibles de créer de nouvelles flambées.
Propos recueillis par Frédéric Haroche