
Pas très SI-VIC
Il est cependant quelques exceptions, il en est toujours, qui observent cette valse des démissions avec une certaine distance, non sans ironie. Le docteur Mathias Wargon a souvent adopté une position quelque peu décalée par rapport au mode d’expression de leurs revendications par ses pairs et collègues. Il a régulièrement manifesté son refus de prendre part aux indignations collectives. Ainsi, quand à l’heure des manifestations de Gilets jaunes, certains s’étaient émus de l’obligation formulée par les administrations hospitalières de recourir au Système d’information d’identification unique des victimes (SI-VIC) décelant un risque de violation du secret médical et une instrumentalisation pour des raisons policières, Mathias Wargon avait choisi de ne pas signer un appel initié par plusieurs praticiens indiquant leur refus d’utiliser ce dispositif. Les réticences du chef de service des urgences de l'hôpital Delafontaine (Saint-Denis) étaient d’abord liées à la tournure politique de la contestation ; déjà la forme semblait revêtir un aspect important à ses yeux. Mathias Wargon épinglait ainsi les exagérations du texte et déplorait qu’il n’ait pas permis de saisir toute la complexité des rapports entre police et urgentistes.Racheter les péchés du monde
Pour beaucoup, cette position iconoclaste du praticien sur le "fichage" des Gilets jaunes et sur le mouvement de contestation actuel au sein de l’hôpital public est appréciée à travers un unique élément : son mariage avec le secrétaire d’Etat auprès du ministre de la Transition écologique et solidaire, Emmanuelle Wargon. Pourtant, il suffit de regarder les (nombreuses) interventions médiatiques du praticien et de lire ses contributions sur son blog et sur Twitter pour constater que le médecin n’est pas, loin s’en faut, un défenseur parfait des actions du gouvernement et plus encore de l’hôpital tel qu’il fonctionne aujourd’hui. Sur ce point, il se montre souvent sans nuance. Ainsi, on l’a entendu sur RTL en novembre dernier fustiger sans détour l’état des urgences, qu’il s’agisse des « locaux (…) pourris » ou de l’obligation faite aux personnels de travailler dans des conditions déplorables. Concernant le sort de ceux qui travaillent tous les jours aux urgences, il n’a en outre pas hésité à user de l’ironie (une de ses marques de fabrique apparente) dans un billet de blog publié à la fin de l’année 2019 intitulé de manière très provocatrice : « Faut-il vraiment augmenter les personnels hospitaliers ? ». Dans ce texte où il note en clin d’œil qu’il n’est pas « envoyé (…) par le gouvernement pour vous expliquer que bon il ne faut pas ruiner la France qui ne va pas si bien que ça », il analyse : « ceux qui travaillent comme moi à l'hôpital savent que nous faisons souvent l'admiration des gens qu'on rencontre (je parle du public, les soignants du privé nous prennent pour des débiles). Et souvent, ils nous disent "heureusement que vous êtes là". Alors, certes, personne ne dit que nous ne devons pas être mieux payés, mais tout le monde le pense. Pourquoi ? Parce que nous sommes venus racheter leurs péchés. Dans une société obsédée par la consommation, par l'argent, où les bullshit jobs sont légion, où les médias sont pleins de célébrités d'un jour, dans une société en quête de sens, où tout s’accélère, savoir que des gens sont là, jour et nuit, détachés des choses matérielles, tendus vers leur prochain, c'est rassurant. Ce n'est pas du soin que nous donnons c'est de l'amour et l'amour ce n'est pas payant (sauf dans certaines circonstances mais ce n'est pas le sujet de ce post). Alors si demain on paye le personnel à la hauteur de ses attentes, je ne parle même pas du service rendu, tout cet espoir est vain. Le soignant devient un travailleur comme un autre, il devient le producteur de soin tant vanté par la technocratie sanitaire. Voulons-nous devenir des producteurs de soins? Non! Jamais! Vous, moi nous voulons être adulés, aimés (…). Ce serait dommage de perdre ça pour quelque deniers » conclut-il.Des démissions pour que rien ne change
Quand il ne plaisante pas sur l’inanité des salairesdes
personnels des hôpitaux, Mathias Wargon relaie plus sérieusement
les messages de ses jeunes confrères qui expliquent comment malgré
leur détermination originelle ils réfléchissent à quitter le
service public en raison de la multiplication des défaillances et
les pénuries de toute sorte. Et pourtant, Mathias Wargon ne
démissionne pas. Ne démissionnera pas. Les raisons de ce choix sont
probablement multiples. Sans doute, d’abord, une certaine
conception de l’engagement, qu’il évoque rapidement dans un message
récent sur Twittter. « J’ai été nommé chef de service des
urgences de mon hosto en novembre 2017. On m’a recruté puisque
j’étais déjà chef ailleurs et je dois dire que j’ai mis du temps à
me décider (…) mais j’ai finalement cédé à la fois pour des
raisons d’évolution possible (…) mais aussi parce qu’on peut parler
d’engagement sans jamais le faire et que revenir dans le 93 c’était
un engagement ». Cette absence de participation au mouvement de
démission est également sans doute en partie liée au sentiment que
les chefs de service qui aujourd’hui sont à l’origine de ce coup
d’éclat sont éloignés de la réalité du terrain et se battent
finalement plus certainement pour un maintien des choses en l’état
que pour un changement nécessaire. Déjà à l’époque de la polémique
autour du fichier SI-VIC, il avait formulé de pareilles remarques
sur la déconnexion des signataires de l’appel, notant « Il n'y
avait que deux urgentistes qui bossaient vraiment aux urgences sur
les 100 signataires ». Aujourd’hui, il réitère ce type de
critiques, taclant « Ces histoires de démission par certains
chef d’état-service qui jusque-là n’ont pas fait grand-chose pour
se réorganiser (…) qui exigent plus de personnels dans une
stratégie inflationniste, je trouve ça irresponsable ».
Il est plus direct encore quand il dénonce : « Derrière un
discours de gauche, c’est en fait une médecine à deux vitesses qui
se profile et certains l’ont bien compris (même parmi les
démissionnaires) puisqu’ils n’hésitent pas à faire du secteur 2
pour accélérer le processus » (il ira même dans un Tweet
jusqu’à suggérer qu’il n’est pas impossible que certains
participants à la grève du codage continuent à coter les actes
réalisés dans le cadre de consultations privées). Pour autant, dans
une maîtrise subtile du et en même temps remarqueront certains,
Mathias Wargon ne considère pas que les chefs de service puissent
être jugés comme systématiquement déconnectés de la réalité (en
connaissance de cause). C’est ainsi qu’il a épinglé les récentes
déclarations d’Hugo Huon, responsable du collectif Inter-Urgences
quand ce dernier dans les colonnes de What’s Up doc a voulu
différencier chez les médecins « ceux qui ont les mains dans le
cambouis, et ceux qui ont des positions politiques, dans les
chefferies… ». Mathias Wargon s’interroge après une telle
sortie : « On aimerait savoir de qui il s’agit. Parce que les
chefferies (…) dans les CHG et aussi parfois dans les CHU ce sont
des médecins qui ont les mains dans le cambouis et qui connaissent
l’hôpital depuis longtemps ».
Ne pas perdre de vue la situation spécifique des urgences
Les CHU ne sont pas des hôpitaux comme les autres
De la même manière, le praticien se montre quelque peu
sourcilleux face au rôle de plus en plus important joué par les
praticiens de CHU dans le mouvement, alors que les problématiques
de ces derniers apparaissent éloignées de celles des autres
établissements. Il s’est ainsi emporté dans un Tweet récent contre
les médecins « de CHU (en tout cas les vedettes) qui travaillent
dans des services bien dotés ». En juin, dans un billet de blog
publié sur le site du Huffington Post il s’était plus longuement
attardé sur la spécificité des CHU et la bizarrerie de leur sur
représentation dans les groupes de contestation : « Les hôpitaux
universitaires concentrent les moyens humains et pourtant ce sont
eux qui sont en pointe dans le mouvement de grève. Pourquoi?
Mauvaise organisation de l’aval certainement car c’est un secret de
Polichinelle que les services universitaires acceptent avec
difficulté le tout-venant de patients. Mais ce sont aussi les
services d’urgences les plus pléthoriques en personnel
d’encadrement. Pourquoi? Est-ce leur spécificité universitaire? Et
à chaque grève, ce sont ces établissements qui vont concentrer à
nouveau les moyens. Ce sont eux également qui fixent des normes,
impossibles à respecter pour les autres établissements et souvent
sans fondement scientifique ».
Lutter contre la résistance au changement
L’argent ce n’est pas sale
Le docteur Wargon invite également à rompre avec certains réflexes très ancrés chez les syndicalistes et responsables des mouvements actuels qui sont de considérer l’argent et l’organisation comme des épouvantails à rejeter. Sur l’argent, il insiste, en usant souvent de la provocation : « L’hôpital aura été tué par les gouvernements successifs et leurs directeurs aux ordres mais aussi par ceux qui n’ont jamais voulu regarder les choses en face, “désintéressés" de l’argent ». Au-delà de ces piques, en évoquant cette semaine le travail qu’il a réalisé pour réorganiser le service des urgences de l’hôpital Delafontaine, il souhaitait « expliquer pourquoi l’opposition à l’organisation vu comme un outil d’oppression et d’économie » lui semble inopérante. « Le service des urgences était à mon arrivée très bordélique avec des temps d’attente monstrueux, des patients dans les couloirs, des médecins parfois très en retard, des attentes d’examens, etc. La durée de séjour (…) était de plusieurs jours. Grâce au travail des équipes paramédicales et médicales nous avons redressé la situation (et grâce aussi au travail fait il y a plusieurs années par un précédent chef de service). Nous avons baissé les temps d’attente de façon drastique (…) Il n’y a plus des patients partout dans les couloirs (…) Beaucoup de choses restent à faire. Mais si on a réussi c’est aussi parce que j’assume le rôle de chef de service dans mon service, à la direction, auprès des collègues. J’assume le fait que parfois je suis un gros connard qui ne cherche pas à se faire aimer (…) Et surtout le fait d’avoir réorganisé le service a permis non pas d’économiser sur le personnel mais au contraire de savoir où et quand il était nécessaire d’en rajouter. (…) Ça et une connaissance de mon budget et de mes dépenses (oui je sais, c’est sale pour un docteur) me permettent d’aller négocier à l’administration. Je n’ai pas de baguette magique, on n’est pas très attractif (…) il subsiste de nombreux points à améliorer, tenir un service c’est exténuant (je ne trouve pas d’adjoint), je peux quand même dire que l’organisation est nécessaire, que la responsabilisation de chacun dans la prise en charge du patient est obligatoire (j’en peux plus des "ce n’est pas moi" et des positions passives en attendant que quelqu’un d’autre fasse). Mais je dois dire aussi que c’est Sisyphe et qu’il faut chaque jour recommencer dans un système le plus souvent amorphe où beaucoup se cachent derrière l’intérêt du patient ou la direction ou autre chose pour ne pas prendre leurs responsabilités. Parmi les services correspondants il suffit parfois d’une personne pour tout bloquer » décrit-il. Ailleurs il avait lancé : « Oui l’hôpital crève du manque d’argent et des visions court termistes mais il crève aussi et surtout du manque d’organisation, de l’apathie généralisée de la négation de l’intérêt réel du patient », après avoir également fustigé les médecins « dont l’angoisse est de rendre des comptes sur leur activité réelle et qui planquent ça derrière “le juste soin ou le bien du patient” ».
On nous reprochera que contrairement à notre habitude nous
n’avons dans ces colonnes illustré qu’une seule position. Il
s’agissait cependant de mettre en lumière les réticences face à un
mouvement dont nous avons très régulièrement par ailleurs souligné
le soutien dont il jouit notamment auprès des professionnels de
santé et dont nous avons évoqué les aspects les plus marquants
(telle l’annonce des démissions des chefs de service
engagé).
Ainsi parallèlement aux messages des Collectifs
inter-hôpital et inter-urgence on pourra découvrir les écrits, sous
différentes formes de Mathias Wargon :
http://saturg.blogspot.com/2019/11/faut-il-vraiment-augmenter-les.html
https://www.huffingtonpost.fr/entry/ce-que-personne-nose-dire-pour-vraiment-reformer-les-urgences-et-que-ca-marche_fr_5d0cf7afe4b0a3941861a7bd?ncid=other_twitter_cooo9wqtham&utm_campaign=share_twitter
Sur Twitter :
https://twitter.com/wargonm/status/1227506674769879045https://twitter.com/wargonm/status/1227506674769879045
https://twitter.com/wargonm/status/1226903935140712449
https://twitter.com/wargonm/status/1227143635910656000
https://twitter.com/wargonm/status/1227914332337573888
https://twitter.com/wargonm/status/1225722070719516672
Aurélie Haroche