Paris, le lundi 13 avril 2020 – « On n’a pas le temps de
sortir les morts, on les entasse dans une salle au fond du service
de réanimation et on les évacue quand on peut, dans la journée, le
soir. Les gens arrivent en brancard, dans un état catastrophique.
Ils meurent d’hémorragie pulmonaire, les lèvres cyanosées, tout
gris. Il y en a de tous les âges ». Récit glaçant d’un service
de réanimation d’un hôpital lyonnais touché par l’épidémie de
grippe…de décembre 1969.
En 1957 et en 1969, des épidémies de grippe venues de Chine
tuaient plusieurs dizaines de milliers de personnes en quelques
mois en France. Des évènements tragiques pourtant totalement
oubliés depuis. De quoi s’interroger sur l’évolution de notre
rapport à la mort.
En 1969, après l’Asie et les Etats-Unis, la France est à son
tour frappée par la grippe dite de Hong Kong. De multiples écoles
sont fermées faute de professeurs et les transports sont perturbés,
de nombreux cheminots étant cloués au lit. 31 000 Français vont
trouver la mort en deux mois, majoritairement des personnes jeunes
(contrairement à ce à quoi on assiste lors de l’épidémie actuelle
de Covid-19). Dans le monde, c’est plus d’un million de personnes
qui perdent la vie.
Qui se souvient de la grippe de 1969 ?
Les chiffres sont impressionnants, bien plus que ceux de la
pandémie actuelle de coronavirus qui a tué, pour l’instant, 115 000
personnes dans le monde dont 14 000 en France. Pourtant, qui se
souvient de la grippe de 1969 ? Selon votre âge, que vous sondiez
votre mémoire ou que vous interrogiez vos ainés, peu de souvenirs
de cette crise sanitaire remontent à la surface.
Idem pour l’épidémie de 1957. Là encore, il s’agissait d’un
virus venu de Chine, la grippe dite « asiatique ». Là encore des
milliers de morts, surtout jeunes, des écoles fermées, des
transports perturbés. Et là encore, un évènement tombé dans
l’oubli. Tant et si bien que le nombre de morts de l’épidémie est
inconnu. Si l’on retrouve souvent le chiffre de 100 000 décès celui
de 25 000 victimes, extrapolé à partir des statistiques de
mortalité de l’époque, semble plus réaliste.
Deux hécatombes grippales effacées de la mémoire, disparues de
l’imaginaire collectif. Au moment d’évoquer l’épidémie actuelle, le
Président Emmanuel Macron a d’ailleurs parlé de « la pire crise
sanitaire depuis un siècle » en référence à la grippe espagnole de
1918. Occultant donc totalement les épidémies de 1957 et de 1969,
rayées des tablettes.
Les stripteaseuses cessent leurs ondulations
Non seulement ces épidémies sont oubliées de nos jours, mais
déjà à l’époque, elles semblaient peu intéresser les contemporains.
Quand on se plonge dans la presse de ces années-là, la grippe est à
peine évoquée. Les hommes ont les yeux rivés vers les étoiles : en
1957 on parle de Spoutnik, en 1969 on se passionne pour Apollo.
Quand un journaliste daigne écrire sur le sujet, c’est soit pour en
sourire, soit pour minimiser l’importance de la crise.*
« Ayez la grippe comme tout le monde, vous n’intéresserez
personne, mais une grippe asiatique, c’est plus mystérieux »
s’amuse le journal Le Monde en 1957, qui évoque en plaisantant un «
mauvais coup des rouges » et propose « d’attendre tout
bonnement que cela se passe ». « La grippe asiatique fera
tout de même quelques heureux parmi les employés des grands
laboratoires et des docteurs » conclut l’un des rares articles
de l’époque consacrés à la crise.
Même badinerie et légèreté en 1969. France Soir parle d’un «
marronnier d’hiver ». Le 11 décembre, Le Monde écrit «
l’épidémie de grippe n’est ni grave ni nouvelle : est-il bien
utile d’ajouter à ces maux les risques d’une psychose collective
? ». Une semaine plus tard, alors que le nombre de morts
augmente fortement en France, le journal nous offre un reportage
dans les clubs de strip-tease londoniens « où de malheureuses
créatures doivent cesser brusquement leurs ondulations pour être
emmenées, grelottantes, dans des couvertures ».
Les autorités sanitaires ne s’étaient pas non plus montrées à
la hauteur de l’évènement. En juillet 1968, alors que l’épidémie
commence à Hong Kong, l’Institut Pasteur estime « qu’il ne
semble pas cependant qu’elle doive prendre un caractère de
quelconque gravité ». En octobre 1969, alors que 50 000
personnes ont perdu la vie aux Etats-Unis (le virus y a été importé
par les soldats revenus du Vietnam), l’OMS déclare la pandémie
terminée. Les chercheurs sont confiants dans leur capacité à
produire un vaccin, mais ne se rendent pas compte que le virus de
Hong Kong (H3N2) est différent de celui de 1957 (H2N2).
Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face
Ce retour vers le passé est riche d’enseignements sur
l’évolution de nos mentalités. Il y a 50 ans à peine, la mort de 30
000 personnes, même jeunes, nous semblait une fatalité, un
non-évènement. Aujourd’hui, le décès de 15 000 octogénaires est une
tragédie qui semble inacceptable pour tous.
Il y a bien sûr de multiples causes à cette évolution des
mentalités. L’apparition des réseaux sociaux et de l’information en
continu, qui fait du moindre fait insignifiant un évènement
planétaire, en est une. Les progrès de la médecine en sont
évidemment une autre. En 1969, l’espérance de vie était de 71 ans
(contre 83 ans aujourd’hui) et les services de réanimation étaient
encore balbutiants. La médecine moderne a fait de la mort un
évènement de plus en plus lointain, étranger et donc
inacceptable.
Il y a enfin un changement d’état d’esprit plus profond qui
explique peut-être aussi cette appréhension totalement différente
de deux évènements pourtant similaires, à 50 ans d’écart. En 1969,
les Français vivaient au rythme de la conquête spatiale, des Trente
Glorieuses et de la libération sexuelle. L’heure était à
l’optimisme et une épidémie, si meurtrière soit telle, ne pouvait
pas venir gâcher la fête. A l’inverse, à notre époque où l’on nous
promet l’apocalypse climatique ou la guerre civile du soir au
matin, le traitement médiatique d’une épidémie de maladie
respiratoire contagieuse ne pouvait être que
catastrophiste.
Sans vouloir minimiser l’importance de l’épidémie actuelle,
qui met nos services de santé et le pays tout entier à rude
épreuve, et qui sera peut-être au final plus meurtrière que celles
qui l’ont précédée malgré le confinement, ce retour vers le passé
pourrait nous inciter à relativiser cette
épreuve.
La France en a vu d’autres. Elle se relèvera. Et
oubliera.
Cet article est remarquable et souligne combien cette crise sanitaire n'est pas aussi exceptionnelle, ni dramatique qu'on nous le répète à longueur de journée. Une petite précision: population française en 1957, 44 millions, en 1969, 50 millions. A comparer aux 65 millions en 2020...
A ma réaction précédente, je voudrais ajouter un point de vue complémentaire et personnel. Si les années 80 et 90 furent celles d'un certain libéralisme et d'une ouverture (chute du mur, perestroika, ouverture de la chine...), les années 2000 sont marquées par l'émergence et la diffusion de régimes populistes et/ou nationaliste et/ou de démocratures qui tous visent à la limitation des droits et libertés fondamentales des peuples à des degrés et sous des formes diverses. Ainsi les mesures de confinement prises en Chine et qui constituaient alors une première, ne furent elles pas pour le gouvernement Chinois l'occasion de vérifier sa capacité à verrouiller sa population ? La persistance du virus ne justifiera t-elle pas dans un deuxième temps l'alibi nécessaire à une surveillance inédite rendue possible par la technologie actuelle, caméras, smartphones...en attendant la puce implantée...
Dr Jean-François Cerles
Souvenir de la grippe de 69 dite de Hong Kong
Le 15 avril 2020
Encore étudiant faisant ses premiers remplacements à l'époque, j'ai un souvenir d'une semaine très agitée, avec 10 réveils par nuit, alors que l'année précédente, même mois, c’était très calme. Des ruptures dans les livraisons presque aussi énormes que celles de maintenant, m’obligeaient à prendre ma vieille 2cv (sur la neige abondante, y'a pas mieux) pour aller moi-même chercher à remplacer ce qui manquait. Les prescripteurs n'écrivaient pas "non substituable" à côté du médicament prescrit, ils inscrivaient "ou equivalent….et on donnait ce qu'on avait". La vitamine C était aussi demandée que le Doliprane maintenant, et des officines ayant de nombreux malades dans leur personnel, n'arrivaient plus à suivre et fermaient quelques temps. Les 30 000 morts furent accompagnés de commentaires fatalistes du style "la grippe est mauvaise cette année", et on ne demanda la démission de personne.
Maignan, pharmacien
Remerciements
Le 19 avril 2020
Merci pour cette mise en perspective de ce moment sanitaire. En nous rappelant ces épidémies virales du passé.