
Obsessions
Mots à maux
A 92 ans, sa curiosité insatiable pour les mots ne s’était pas éteinte, n’avait pas été heurtée par la folle ronde du monde et la façon qu’il a de malmener ou de dépasser les mots. Alain Rey n’avait d’ailleurs jamais considéré que la langue fût un trésor fragile à ne jamais bousculer. Mais il aimait pourtant débusquer les impropriétés pour mieux en révéler les sens cachés, les interstices signi-fiants. Celui qui avait participé à « l’entreprise imaginative et invraisemblable » que fut l’élaboration d’un nouveau dictionnaire dans l’esprit de celui de Littré et en prenant ses distances avec l’austère Larousse, le fameux Grand Robert, avait ensuite manifesté en mille occasions son amour pour la langue française, ses détours et ses sinuosités, ses emprunts, ses échanges et ses constantes évolutions. Son intelligence et sa malice, sa bonhomie et son sens inné de la pédagogie ont séduit de nombreux Français et expliqué sa présence sur les plateaux télévisions, sur les ondes et jusque dans le Bulletin de l’Ordre des médecins. Ce dernier publia pendant plus de dix ans le délicieux abécédaire médical du docteur en linguistique.Maîtrise
Toujours, la complexité des mots apparaissait de façon limpide et éclatante sous sa plume, comme pour évoquer le mot maîtrise. « La notion vient de la langue sacrée ; elle donne à maître son pouvoir dominateur, et maîtrise a suivi cette route, en désignant d’abord un commandement né-cessaire et absolu, celui d’un navire. Maîtrise a pris presqu’autant de significations que maître : la plus intériorisée étant la maîtrise de soi. Tous gravitent autour du verbe dérivé maîtriser, qui peut couvrir toute activité où le réel doit être soumis à la volonté et à la raison humaines. Dans l’exercice de la médecine, notamment hospitalière, la complexité des enjeux donne à l’idée de « maîtrise » des applications parfois affrontées. En effet, maîtriser la maladie, la douleur, suppose des moyens financiers dont la « maîtrise » peut limiter le déploiement. Il s’agit de concilier ces deux impératifs, celui de la mission humanitaire et morale que doit être la médecine ; celui du réalisme qui oblige à se contenter de ce que la société, par ses maîtres politiques, consent pour poursuivre cette mission » écrivait-il dans le bulletin de l’Ordre, il y a plusieurs années, dans une leçon dont les éclairages sont édifiants pour la période actuelle.Eprouver notre rapport aux mots pour mieux comprendre la crise
Sur les mots de cette dernière, Alain Rey écrivait dans Le Point à propos par exemple de « Dis-tanciation : l'expression ne me paraît pas très bien choisie. On crée un espace infranchissable entre l'objet en question et soi, et ça fait partie des éléments qui sont contraires au principe même du contrat social. Distancier, c'est séparer, c'est admettre qu'il y a une autre nature, et qu'il faut écarter ce qui risque d'être dangereux, distancier veut dire séparer. Mise à distance aurait été préférable, pour souligner les effets dans l'espace », rappelant la valeur symbolique de certaines expressions, la force de leur glissement, d’une attitude protectrice à une pratique réprobatrice. Sur le masque, il faisait encore remarquer que « C'est un mot à double fond, chaque civilisation lui apporte des références nouvelles et modulées par centres d'intérêt sociaux. Le nom latin classique de masque est larva, larve d'où vient cette phrase que j'aime beaucoup à propos des gens qui agissent secrètement : "larvatus prodeo", soit "j'avance masqué". Comme le font tous les agents pathogènes des grandes épidémies, la cause de la maladie, et c'est le cas dans toutes les découvertes, est toujours masquée. Ce mot aux échos multiples reflète aussi la situation objec-tive des relations difficiles entre la politique des Chinois et celle de l'Europe occidentale. On voit à quel point le mot est ambigu, on ne sait si les masques sont, oui ou non, requis, lesquels sont efficaces. La politique vis-à-vis des masques a révélé les insuffisances criantes de l'industrie dans ce domaine. La politique des Chinois étant critiquable sur un autre plan… ».La digression révèle bien les chemins infinis de l’esprit face à la crise que nous traversons, mais le linguiste pouvait également être d’une précision parfaite et elle aussi indispensable en notant que test est : « Un anglicisme scientifique, puisque le verbe tester vient de l'anglais. Le bon mot en français serait éprouver : faire en sorte par une expérience, une manipulation, qu'une qualité se manifeste ». Et l’on mesure combien l’épreuve de la compréhension des propriétés et limites des tests aurait pu être moins complexe si ce terme « d’éprouver » avait été choisi.
Celui qui avait pu explorer les « confins » de la langue française vient de mourir à l’âge de 92 ans à Paris. Souhaitons que son sens des mots puissent encore longtemps nous protéger face aux maux d’aujourd’hui et de demain.
Aurélie Haroche