Paris, le samedi 7 novembre 2020 – Il y a une semaine, les
journalistes du service de décryptage de Libération, Checknews,
publiaient un article accompagné d’un thread sur Twitter destinés à
révéler les zones d’ombre du chiffre présenté par les autorités et
repris par les médias comme le taux d’occupation de patients
atteints de Covid en réanimation. Nous avons déjà évoqué comment
leurs recherches ont permis de révéler que le taux annoncé (qui
atteint aujourd’hui plus de 80 % et qui est notamment mis en avant
par l’application Tous Anti Covid) ne permet pas, contrairement à
ce que son intitulé laisse supposer, d’appréhender la part de lits
de réanimation intensive occupés par des patients atteints de
Covid-19 et par voie de conséquence la part de lits de ce type
restant pour les patients non Covid. En effet, cet indicateur «
est calculé à partir d’une capacité initiale de lits de
réanimation. Une base (…) qui ne tient pas compte des lits de réa
qui sont armés depuis ces dernières semaines ». Par ailleurs et
surtout, les patients ainsi comptabilisés peuvent tout aussi bien
nécessiter une réanimation invasive ou relever d’une oxygénation
non invasive, voire être admis en surveillance continue, ce qui
renvoie à des typologies de lit très différentes et à des capacités
nettement plus élevées.
Une étiquette très large et donc confuse
Les journalistes du Monde ont plus récemment complété ces
données. De nombreuses sources tendent ainsi à confirmer
l’englobement des différentes catégories de lits et de patients.
Ainsi, le directeur de l’Agence régionale de santé Ile de France
confirme bien que la dénomination « en réanimation » décrit
: « tous les malades qui nécessitent potentiellement de
l’assistance respiratoire, invasive ou non. Les services de
réanimation, de soins intensifs ou les salles de réveil, par
exemple, sont pour nous la même chose : il s’agit d’un plateau
technique qui dispose des mêmes offres de soins en termes de
personnels, de machines et de pharmacopée ». De même, un
document de la même institution expliquant les conditions
d’utilisation de SIVIC souligne que « le statut hospitalisation
réanimatoire devra être apposé à tout patient hospitalisé
développant une forme grave », qu’il soit admis en «
services de réanimation, unités de soins intensifs ou unités de
surveillance continue ». Santé publique France enfin confirme
que le système SIVIC ne permet pas une finesse de précision
établissant une distinction entre les différentes formes graves.
Cependant, le Figaro remarque que « Techniquement tous les
patients comptabilisés « ne sont pas tous endormis, intubés,
ventilés, mais leur état peut basculer d'un moment à l'autre. D'où
la nécessité de les installer dans des lits rapidement convertibles
en lits de réanimation ». « Nous ne savons pas précisément
en temps réel quel est le nombre de patients qui relèvent de la
réanimation et ceux qui sont dans d'autres types de services de
soins critiques, cela évolue sans arrêt», détaille le ministère.
D'après nos informations, environ les trois quarts des patients
pris en compte pour calculer ce taux seraient toutefois bien en
réanimation ». Pour sa part, l’Assistance publique des hôpitaux
de Paris considère que cette proportion atteint 55 %.
Des interrogations trop rapidement taxées de complotistes ?
Cependant, tant les journalistes de Libération que ceux du
Monde ou du Figaro ont bien pris soin d’insister sur le fait qu’en
dépit des zones d’ombre certaines, la pression sur les services
hospitaliers prenant en charge des patients atteints de Covid était
réelle et avait un impact certain sur l’organisation des soins et
la prise en charge de tous les malades. S’il est effectivement
certain qu’un tel afflux de patients est nécessairement est
difficile à absorber pour des structures hospitalières qui face aux
épidémies de grippe des années précédentes ont très régulièrement
signalé leurs difficultés et alors que la situation actuelle est
plus aiguë encore, la mise en évidence des limites des indicateurs
ne peut que renvoyer aux questions posées par beaucoup et pourtant
systématiquement rejetées parce que supposément animées
d’intentions complotistes. Pourtant, comment ne pas souhaiter une
communication plus claire ?
Un indicateur pertinent… mais mal nommé
Interrogé par Le Monde, le ministère de la Santé a justifié :
« cet indicateur vise avant tout à estimer la « pression » que
représente l’épidémie sur l’hôpital ». Dans le Figaro, il
renchérit : « L’intérêt de cet indicateur est de représenter à
la fois l’afflux de patients et la pression que cela exerce sur le
système hospitalier », tandis qu’un responsable de la
communication de l’ARS Ile-de-France renchérit : « C’est un
indicateur théorique, une aiguille que l’on regarde sur un
compteur ». De telles justifications apparaissent parfaitement
légitimes. Cependant, pourquoi alors ne pas présenter l’indicateur
différemment, non pas comme le taux d’occupation en réanimation des
patients atteints de Covid-19, ce qu’il n’est pas réellement, mais
comme une évaluation de la pression sur les services hospitaliers
?
Pourquoi ne pas tout dire ?
Au-delà on peut s’interroger : est-il si difficile de disposer
de chiffres précis sur le nombre de lits de réanimation invasive
armés actuellement (même si mettre en évidence la différence avec
la situation habituelle est crucial pour mesurer la pression
exercée sur les hôpitaux) puis sur le nombre de patients atteints
de Covid ou non Covid qui les occupent ? Relève-t-il de
l’impossible de pouvoir également disposer de véritables
comparatifs avec les années précédentes à la même époque ? La
présentation claire de ces données permettrait de prouver à ceux
qui doutent encore de la gravité de la situation des réelles
tensions sur l’hôpital. De la même manière, des comparatifs
éclairés sur la mortalité, en fonction de chaque tranche d’âge et
des comorbidités pourraient être attendus. On pourrait aussi
souhaiter que les comparatifs entre la première et la seconde vague
permettent d’apprécier réellement l’évolution de la situation
département par département, puisque nécessairement dans les
localités qui ont été peu touchées au printemps, cette nouvelle
phase épidémique ne peut être que plus « violente
».
Comptage cynique et inconscient
Ces querelles et décryptages seraient pour certains
inopérants, voire inutiles, quand l’essentiel est de rappeler les
difficultés immenses des hôpitaux publics. Ainsi, dans le Figaro,
le professeur Marc Léone, chef du service d’anesthésie et
réanimation à l’hôpital Nord de Marseille déplore : « Pour nous
soignants, tous ces débats autour du calcul d’un ratio sont un peu
cyniques (…). La réalité est qu'il n'y a jamais eu de tension aussi
forte dans toute l'histoire de la réanimation en France. Il n'y a
jamais eu un événement qui arrive ne serait-ce qu'à 10 % de ce que
l'on vit aujourd'hui. Même un épisode de grippe, cela n'a aucun
rapport. C'est comme comparer une vaguelette à un tsunami ».
Certains vont même plus loin, proches de considérer que l’omerta
serait préférable. Ainsi, l’infirmier Vincent Lautard, très actif
sur Twitter et qui s’est inquiété cette semaine notamment des trop
nombreuses dérogations au confinement qui en altéreraient
l’efficacité, a dénoncé : « Avec son article et son thread,
Checknews joue un jeu dangereux et donne du grain à moudre aux
complotistes et à ceux qui déclarent : « l’État nous ment ». Ce
choix, éditorial alors que l’épidémie explose est complètement
inconscient. Ce qu’explique CheckNews est une méthode de calcul
connue depuis longtemps ! Il n’y a rien de nouveau et il n’y a
aucun mensonge ! Et il est logique de se baser sur les capacités
initiales de la réanimation et des soins intensifs/soins
continus » s’est-il ainsi indigné sur Twitter. Si la notion de
capacités initiales est en effet importante et si de fait
l’indicateur ne semble pas avoir évolué, cette indignation quant au
travail réalisé par les journalistes pourrait ne pas être
unanimement partagée. Néanmoins, pour étayer sa position, Vincent
Lautard a rapidement pu repérer sur les réseaux sociaux la
confirmation que les éléments mis en avant par CheckNews sont
utilisés pour servir des discours complotistes, beaucoup les
relayant pour dénoncer un « mensonge d’Etat
».
Condescendance, orientation, voire manipulation : le terreau de la défiance
Pourtant, même quand elle peut inévitablement faire l’objet
d’interprétations fielleuses ou de détournements, la vérité et la
réalité ne sont-elles pas toujours préférables (à cet égard on
relèvera que Vincent Lautard a fait de la présentation de la
réalité sur d’autres sujets une urgence absolue, comme par exemple
concernant la mise en évidence de la menace islamiste) ?
Comment ne pas considérer que c’est bien plus le caractère trompeur
des chiffres présentés qui favorise les discours suspicieux que la
réalité ? C’est bien plus certainement l’analyse que fait le
docteur Claudina-Michal-Teitelbaum qui depuis le début de
l’épidémie s’attelle à une analyse précise de la situation
épidémique en France, en Italie, en Suède et partout dans le monde.
« Les indicateurs servent des objectifs. Ici le principal
objectif semble d’être de communiquer en alertant une population
jugée trop insouciante et en anticipant sur une dégradation de la
situation. C’est l’idée de cette communication descendante. On
livre au peuple, qui par, nature ne peut pas comprendre, les
éléments de communication retravaillés susceptibles d’orienter son
comportement dans le sens souhaité. Grande tradition de
condescendance des élites à la française. Comment peut-on réclamer
la confiance dans ces conditions ? Entre communication et
transparence, il faudra choisir » relève-t-elle, semblant ainsi
juger que l’orientation des discours (certains diront rapidement sa
manipulation) même mue par des intentions louables, ne devrait
jamais être une option. Elle rappelle surtout les dangers, le
caractère contre-productif, d’une communication, qui en se donnant
les apparences de la transparence (à travers la mise à disposition
de multiples indicateurs), n’évite pas les pièges de l’orientation.
On pourrait d’ailleurs comprendre que le gouvernement puisse
légitimement défendre que certains indicateurs sont trop complexes
pour être appréhendés par le grand public et qu’il choisit de les
réserver à un usage « interne ». Là encore, l’essentiel semble de
ne pas laisser légitimement suspecter une manipulation ou tout au
moins comme l’indique Claudina Michal-Teitelbaum une «
condescendance ». Quand Angela Merkel choisit d’introduire son
discours sur le renforcement des mesures de restriction de
déplacements en avouant qu’il est aujourd’hui très difficile de
savoir où les contaminations ont lieu, c’est probablement un
enseignement essentiel sur l’humilité indispensable face à cette
épidémie. Peut-être la leçon la plus importante à méditer
quant à la gestion allemande de la crise.
Aurélie Haroche