
Paris, le samedi 8 avril 2023 – La très faible proportion de Français ayant rédigé des « directives anticipées » ou encore le trop grand nombre de personnes confrontées au décès brutal d’un proche et qui ne peuvent préciser la position de ce dernier quant au don d’organes confirment, s’il en était besoin, que parler de la mort, de sa mort, demeure une épreuve, un « tabou » pour un grand nombre d’entre nous. Cependant et même si la démarche intellectuelle est différente, ces derniers mois ont été l’occasion d’une très abondante production de tribunes et autres textes concernant la fin de vie et la pertinence de légaliser ou non une aide active à mourir. La multiplicité de ces prises de position, le plus souvent nuancées, en marge de la convention citoyenne sur la fin de vie qui a remis son rapport cette semaine, témoigne de la complexité et souvent également de certaines spécificités françaises sur ce sujet.
Doute systématique et ambivalence constitutionnelle
Ce qui traverse notamment une partie de ces contributions, c’est le doute, une remise en question de ce qui semble établi, ce qui, estimeront certains, est une façon assez française de faire. Ce qui semble établi, sondage après sondage, année après année, c’est l’adhésion très majoritaire (entre 80 et 90 %) des Français à une loi autorisant l’euthanasie. Pourtant, certains invitent à une certaine distance avec ces résultats pléthoriques. En effet, cette position de principe, cette conviction tend parfois à se fissurer quand vient la maladie, quand la souffrance s’installe, quand l’approche de la mort est plus qu’une simple vue de l’esprit. C’est ce que rappelle dans une tribune publiée dans le Monde, le docteur François Larue, médecin anesthésiste, spécialiste du traitement de la douleur, ancien chef de service de soins palliatifs au centre hospitalier de Bligny (Essonne) qui invite à ne pas méconnaître « l’ambivalence des patients en fin de vie », et au-delà notre ambivalence à tous, sur ces sujets. Il écrit : « La pratique des soins palliatifs apprend que l’ambivalence des patients est habituelle, voire systématique : il est très fréquent qu’un patient, notamment en phase avancée d’une maladie grave, exprime parfois dans le même temps qu’il est conscient d’être en fin de vie mais qu’il projette un voyage dans un délai qui paraît peu réaliste. (…) Et il ne faut pas nier l’ambivalence des autres acteurs. L’entourage n’en est pas exempt : combien de fois voyons-nous, entendons-nous des familles qui, aimant sincèrement la personne malade, souffrent d’assister à une fin de vie longue, qui leur paraît dénuée de sens. Après le décès, nombre d’entre eux se disent « non préparés » à ce deuil. Ils appelaient pourtant de leurs vœux une mort rapide peu de temps avant. Les professionnels de santé eux-mêmes ne sont pas à l’abri d’une certaine ambivalence (…) Ceux qui aspirent jusqu’au bout à l’émancipation et à l’autodétermination sont-ils si nombreux, comme semblent le montrer certaines enquêtes d’opinion ? Il est permis d’en douter. L’affirmation selon laquelle de nombreux patients français se rendraient à l’étranger pour bénéficier d’une aide active à mourir n’est pas recevable, car elle ne repose sur aucune donnée fiable. Parmi ceux qui revendiquent cette liberté de choix quand ils vont bien, beaucoup exprimeront probablement une opinion différente lorsqu’ils feront face à la maladie. C’est l’expérience de toutes les équipes de soins palliatifs » conclut-il. Son analyse le conduit à considérer qu’une loi autorisant l’aide active à mourir, plutôt que d’être une garantie de voir la liberté de chacun respectée, risquerait d’empêcher l’ambivalence de s’exprimer ou d’être pleinement entendue et comprise.
L’illusion de la liberté
Cette perception s’écarte du discours commun qui voit dans la reconnaissance de l’euthanasie un acte protégeant la « liberté » de chacun. Pourtant, la « liberté » peut-elle vraiment pleinement s’exprimer, l’autodétermination est-elle réelle, sincère et complète, quand la souffrance, l’angoisse, la peur d’être un poids pour les autres empêchent d’accéder à son plus profond désir. C’est ce qu’exprime Fabrice Gzil, philosophe et professeur à l’école des hautes études en santé publique (EHSP) qui remarquait il y a une semaine : « L’aide à mourir est souvent fondée sur les valeurs de liberté et de solidarité. Il s’agirait, pour la société, de se montrer solidaire vis-à-vis de personnes qui, en conscience, estiment que ce qu’elles vivent n’est pas acceptable. Cette argumentation pose plusieurs difficultés. D’abord, demander à être aidé à mourir ne relève pas souvent d’un choix. Quand on est atteint d’une maladie grave et que l’on se trouve dans une situation d’impasse thérapeutique, cette demande est davantage la reconnaissance d’un échec, l’aveu d’une finitude, que l’affirmation d’une liberté ».
Consentement inversé
Alors que cette notion de « choix » pourtant au cœur de l’argumentation favorable à l’euthanasie semble en réalité pouvoir être discutée, les médecins et les professionnels de santé sont nécessairement eux aussi traversés par une profonde ambivalence face à ces sujets. Les positions contradictoires de leurs représentants et l’indécision des sondages les interrogeant sur la question en témoignent facilement. Cependant, certains n’hésitent pas à affirmer clairement que pour eux « l’aide active à mourir est un soin ». Tel est le titre d’un texte signé par un collectif de professionnels de santé à l’initiative de Jean Daquin, délégué national de l’Association pour le droit à mourir dans la dignité (ADMD) chargé de la commission soignants, ancien médecin gynécologue. Dans ce texte, les praticiens considèrent que l’adhésion à l’aide active à mourir est une façon d’inverser la relation médecin / malade : « Sachons dans ce contexte précis inverser notre relation médicale, donner une profondeur à celle-ci en accordant au patient notre consentement ». C’est une ligne d’égalité entre les praticiens et les patients que dessinent ici les auteurs de cet appel ; égalité dans la relation médecin/malade qui elle aussi est néanmoins souvent discutée et considérée comme utopique, voire illusoire.
Une opposition factice entre euthanasie et soins palliatifs
Cependant, dans ce texte, ces praticiens insistent sur le fait qu’il n’y a selon eux : « aucune opposition entre la prise en charge palliative, consentie, et l’aide médicale à mourir, sous réserve que la prise en charge palliative puisse s’arrêter lorsque le malade le demande. En Belgique, les soins palliatifs interviennent dans près de la moitié des actes d’euthanasie. Pourquoi pas chez nous ? ». Il ne s’agit pas de la seule tribune qui affirme qu’euthanasie et soins palliatifs ne doivent pas être opposés. « Il est scandaleux que vingt-six départements en soient encore privés. On nous dit que très souvent, quand ils bénéficient de soins palliatifs, les patients qui voulaient mourir changent d’avis. Tant mieux ! Mais que deviennent ceux qui ne changent pas d’avis et ne sont pas pris en charge comme il faudrait ? Opposer euthanasie et soins palliatifs est absurde » tranche sans nuance Jean-Marie Malick, conférencier, professeur agrégé de lettres classiques et atteint d’une maladie de Parkinson qui souhaitait donner le point de vue des patients dans ce débat où l’on entend plus souvent médecins, philosophes ou représentants des cultes. Mélanie Heard, docteur en science politique et Martine Lombard professeur émérite de droit public plaident elles-aussi : « Aider à mourir ceux qui demandent à en finir avec leurs souffrances, ce n’est pas s’opposer au renforcement des soins palliatifs, et ce n’est pas non plus faire prévaloir le droit à l’autodétermination sur toute autre considération ».
Défaillance des soins palliatifs : la faute des médecins ?
Néanmoins, si cette opposition est si souvent faite c’est parce que beaucoup redoutent que l’aide active à mourir conforte la France dans son défaut de « culture palliative ». Cette absence est très souvent évoquée dans les débats, sans que les réelles raisons de cette lacune soient toujours explicitées. Le médecin généraliste Roland Fardel propose une analyse sans nuance : ce sont les médecins qui sont les responsables du trop faible déploiement des soins palliatifs en France. Il analyse ainsi : « En ce qui concerne l’accompagnement de la fin de vie, des progrès ont certes été accomplis depuis la loi du 10 juin 1999 visant à garantir l’accès aux soins palliatifs, mais il reste encore beaucoup à faire : une inégalité de service persiste selon les régions (vingt et un départements ne disposent pas d’unité de soins palliatifs) ; à domicile, la pratique des soins palliatifs dépend de la bonne volonté de chacun et reste rare, erratique, dispersée. Ainsi, la proportion de décès à domicile reste au même niveau qu’il y a quarante ans, soit environ 25 %. A peine 40 % des personnes qui pourraient bénéficier des soins palliatifs y ont recours, et des situations de fin de vie intolérables persistent. Cette carence des soins palliatifs s’explique par l’absence de diffusion de la culture palliative dans la médecine de tous les jours, imputable essentiellement à la résistance des soignants devant un « paradigme de soins » qui interpelle la médecine moderne surspécialisée et centrée sur le curatif, pour laquelle l’incurabilité et la mort sont un échec. De fait, la persistance d’une médecine individualiste, concurrentielle et hiérarchique s’oppose en tout point au travail en équipe interdisciplinaire, voire interprofessionnelle, où la parole de chacun – médecins, infirmiers, aides-soignants, pharmaciens, psychologues, kinésithérapeutes, bénévoles… – est prise en compte. Cette résistance à la pratique palliative est justifiée depuis des années par le motif d’incompétence : « On ne sait pas faire. » C’est ainsi que nombre de médecins se défaussent de l’accompagnement des malades incurables sur les « spécialistes de la bonne mort », au risque de voir les unités de soins palliatifs débordées – d’autant qu’une partie de ces structures sont en manque de personnel. (…) S’ensuit une saturation des urgences, avec des hospitalisations intempestives de personnes très âgées aux urgences, et l’impossibilité d’organiser une vraie permanence des soins, d’assurer une vraie continuité des soins, de pratiquer une médecine palliative active. Il existe certes un déficit global de médecins en France, mais, même dans les régions qui ne sont pas concernées par ces pénuries, les soins non programmés sont en déshérence et il n’est pas toujours facile de se faire soigner sans aller aux urgences. (…) Il apparaît clairement que les invocations répétées en boucle depuis des mois, « de soins palliatifs pour tous et partout », n’ont aucune chance d’être exaucées tant que les médecins n’auront cure du care. Seule l’organisation collective d’une vraie permanence de soins, qui nécessite l’engagement de tous les médecins, associée à la conversion de la profession à un travail d’équipe interdisciplinaire à l’écoute de ce que vivent le malade et ses proches, permettra d’espérer atteindre les objectifs du cinquième plan national de soins palliatifs et d’accompagnement de la fin de vie. Quelle que soit la loi, les soins palliatifs garderont la vocation d’aider chacun à vivre la fin de sa vie. Ils témoigneront à la collectivité de la nécessité du soutien face à la maladie, au handicap, à la dépendance, la vieillesse, l’incurabilité, la finitude, dans une confiance réciproque retrouvée, plutôt que d’exiger avec fascination le droit à l’autodétermination », termine-t-il.
Ne pas suicider notre devise
Le texte dénonce clairement un manque de « solidarité » vis-à-vis notamment des plus fragiles, manque de solidarité auquel n’échappent pas, selon lui, les médecins. Cette thématique se retrouve dans d’autres textes, considérant par exemple que l’urgence devrait être plutôt une loi s’intéressant au grand âge, une loi dédiée à la façon d’améliorer la fin de vie, plutôt que de se concentrer sur la façon de la finir. En tout état de cause, les notions de « solidarité » et de « fraternité » sont au centre des réflexions concernant l’euthanasie. Est-ce un reflet de l’influence de notre devise ? Mélanie Heard et Martine Lombard s’interrogent ainsi : « Quel modèle pouvons-nous concevoir, qui assure aux patients cette aide et cette compréhension humaines qui sont au cœur de notre devise républicaine ? ». Pour les deux chercheuses, il est certain qu’un des éléments de réponse à cette question est d’éviter que le « suicide assisté » ne soit considéré comme la solution face aux différents enjeux du débat (et notamment celui de la réticence de certains professionnels de santé). Elles écrivent en effet : « Mourir seul : est-ce là le sens que nous voulons donner à l’aide à mourir ? (…) En France, c’est pourtant le « modèle de l’Oregon » (possibilité pour les patients d’avoir accès à un produit létal qu’ils utiliseront seuls, ndrl) qui tient aujourd’hui le devant de la scène dans le débat public : dans son avis 139, c’est à ce modèle de suicide assisté que le CCNE ouvre la porte, notant qu’il a pour intérêt à la fois de restreindre les conditions d’éligibilité (pronostic vital engagé à moyen terme) et de limiter l’implication du médecin, qui prescrit mais sans administrer. Une autre vertu de ce modèle est mise en avant : en confrontant le patient à la décision, seul face à lui-même, d’ingérer ou non le produit, il constituerait le meilleur filtre pour éviter que des patients se trouvent embarqués dans une demande qu’ils n’auraient pas vraiment voulue. (…) Et devant la Convention citoyenne sur la fin de vie, le rapporteur de cet avis, Régis Aubry, a souligné combien il importe selon lui de pouvoir, comme dans l’Oregon, ne pas confondre demandes de mourir, qui peuvent être changeantes, et véritable volonté en ce sens : les très nombreux malades orégonais qui auraient reçu la prescription sans ingérer le produit témoigneraient d’un libre « choix » fait par nombre de patients de renoncer à vouloir mourir. En somme, si l’on devait modifier le cadre légal en France, c’est donc le modèle orégonais qui semblerait s’imposer pour nous guider. Cet argumentaire pose en réalité plusieurs problèmes cruciaux. D’abord, les données de l’Oregon sont plus nuancées (…) Par ailleurs, il faut regarder en face la réalité des pratiques et des conditions du décès dans un tel modèle. Abandonné à sa décision, une fois muni de son produit létal, le malade fera face à une mort qui peut être lente et solitaire : dans l’Oregon, entre 2001 et 2021(…) Plus de la moitié des patients morts (54,7 %) le sont sans aucun accompagnement, ni médical ni même associatif. Il serait paradoxal de promouvoir en France une aide à mourir qui s’arrêterait ainsi aux portes de la mort. (…) Cette mort solitaire, c’est peut-être la liberté, certes, mais sans la fraternité, au plus difficile moment de la vie. Voilà bien le modèle le plus individualiste et le moins respectueux de l’idée d’accompagnement, du principe de non-abandon du malade, du respect humain et du soin d’autrui. Un modèle qui va à l’encontre de la fraternité dont notre pays a fait un principe constitutionnel au cœur de sa devise républicaine ».
Tant cette contribution que beaucoup d’autres révèlent les particularités du débat en France et comment l’idée que nous nous faisons de notre pacte républicain l’influence. A cet égard, il est probable que si l’égalité d’accès aux soins palliatifs était respectée, les lignes de partage et de discussions seraient différentes même si demeureraient alors encore les très complexes (plus complexes même, on l’a vu) réflexions sur la liberté et la fraternité.
Avant que l’Assemblée nationale ne confirme ce qui est en germe dans ces différentes prises de position et tribunes, on relira :
François Larue :
Fabrice Gzil :
Le collectif de professionnels de santé :
Jean-Marie Malick
Mélanie Heard et Martine Lombard :
Roland Fardel :
Aurélie Haroche