
Paris, le samedi 2 décembre 2023 – Pas un mois, voire une semaine, ne passe sans qu’une mise en garde concernant les dangers des « réseaux sociaux » (terme générique impropre pour désigner tout type de plateforme d’échange sur internet) ne soit publiée. Cette semaine, le JIM a ainsi par exemple présenté une enquête soulignant les liens entre le fait de s’informer sur les réseaux sociaux et le risque d’être plus perméables aux sirènes des médecines alternatives.
Nous avons également pu évoquer régulièrement comment certaines « modes » délétères pour la santé avaient pu émerger grâce à des posts « d’influenceurs » sur Instagram et autres X (ex Twitter). Sans parler de la plainte lancée il y a quelques mois par plusieurs états américains contre le groupe Meta accusé d’être à l’origine d’une « crise de la santé mentale des jeunes ».
La « bulle » dans laquelle nous enferment les réseaux sociaux (et enfermeraient encore plus les adolescents), leurs algorithmes si pernicieux qu’ils nous pousseraient à toujours plus de consommation de documents nous renforçant dans nos convictions, la facilité (et vacuité) de ces images qui défilent sans aucun effort à faire de plus que de glisser son pouce : le fléau serait quasiment indépassable.
Rien de nouveau
Bien sûr, les appels aux interdictions pour protéger les adolescents pleuvent. Les résultats obtenus concernant de nombreuses autres substances (dont la dangerosité ne fait elle aucun doute) peuvent laisser dubitatifs quant à la pertinence d’une telle mesure. En tout état de cause, le respect d’une telle disposition pourrait être difficile à assurer (à moins de supprimer totalement les réseaux sociaux pour tous, ce qui susciterait sans doute quelques controverses fondées sur la liberté d’expression).
En outre, l’adolescence a toujours été marquée par une propension à ce que le psychiatre Serge Tisseron appelle « l’extimité », c’est à-dire un « désir de se raconter inhérent à l’humain, qui s’est d’abord manifesté dans la sphère familiale, puis a connu un développement important avec l’invention des cafés, avant la télévision et Internet ».
Dans ce cadre, les réseaux sociaux ne seraient qu’un support supplémentaire pour l’expression d’une tendance parfaitement humaine et qui prend sa source pour beaucoup à la fin de l’enfance. La recherche de l’approbation (ou en tout cas de la réaction) des autres fait partie de ce même processus qui n’a pas attendu les réseaux sociaux. De même, le harcèlement scolaire est malheureusement un phénomène dont l’historicité est bien antérieure à Facebook.
Terreau des médecines alternatives et autres discours complotistes
Affirmer que Twitter et Instagram n’ont rien inventé n’exclut pas que leur fonctionnement singulier puisse avoir des effets largement délétères. En effet, la puissance et l’omniprésence des réseaux sociaux peuvent facilement transformer en poison des comportements qui sans cette démesure resterait marginaux. Il est vrai, en outre que la qualité des informations diffusées sur Facebook et autres Tik-Tok est souvent très discutable.
On sait combien ils peuvent être le terreau de discours complotistes et pseudo-scientifiques et médicaux totalement infondés. Alors que l’apprentissage et la maîtrise de l’esprit critique connaissent quelques faiblesses, les idées les plus iconoclastes peuvent facilement proliférer avec la force de l’écrit et la massification des nouveaux outils numériques.
Sur la santé mentale, par exemple, le spécialiste de ces questions, Mickaël Worms-Ehrminger avait ainsi procédé à une analyse édifiante de 500 vidéos proposés sur TikTok : « 82 % d’infos trompeuses, dont 90 % concernant la dépression, 31 % de faux conseils et 14 % potentiellement dangereux et seulement 9 % de ceux qui parlent sont qualifiés » avait-il livré sur… X (à l’époque Twitter). En outre, nous l’avons déjà évoqué, les études se multiplient pour signaler les méfaits des réseaux sociaux sur la construction de l’image de soi et l’augmentation du risque de différents troubles anxieux chez les adolescents.
La question centrale du contexte
Néanmoins, on connaît les multiples biais de ce type de travaux et la complexité de leur interprétation. Il est particulièrement difficile d’établir si les symptômes constatés ne préexistaient pas à l’utilisation des réseaux sociaux, ces derniers pouvant n’être qu’un symptôme supplémentaire (ou certains jugeront un catalyseur). Probablement, à l’image de ce que l’on observe concernant l’utilisation des écrans en général, alors que la littérature sur le sujet est contrastée et que la solidité des preuves reste discutée, c’est bien plus certainement l’accompagnement et l’environnement familial qui font la différence que l’utilisation en eux-mêmes des réseaux sociaux.
O tempora, O mores
En outre, la critique des réseaux sociaux s’inscrit dans la longue histoire de la facile diabolisation par les ainés des occupations des plus jeunes (tout en ne se privant pas d’en faire autant). Qu’il s’agisse des jeux vidéo, de la télévision, du cinéma, des illustrés et même des romans à l’eau de rose (en particulier pour les jeunes filles du XIXème siècle) : tant d’occupations ont été décriées comme pernicieuses pour nos adolescents.
Mais tandis qu’elles s’installaient peu à peu dans la culture ou la vie sociale, d’autres les remplaçaient pour être à leur tour l’objet de vindictes. En réalité, à la différence du tabac, du cannabis, de l’alcool et des autres substances psychoactives, elles ne peuvent pas être considérées comme des pratiques susceptibles d’entraîner fréquemment un véritable processus addictogène.
Les algorithmes des réseaux sociaux les placent-ils dans une autre catégorie ? L’invisibilité de ces outils de calcul leur confèrent une aura mystérieuse qui les parent de tous les vices, mais la connaissance des véritables méthodes permet assez rapidement de les déshabiller de leur réputation sulfureuse et de ramener les réseaux sociaux à ce qu’ils sont : des plateformes créées pour générer des clics publicitaires.
Mais on a du pétrole
Sans doute, l’un des plus grands dangers est d’accorder plus d’importance aux nouveaux outils numériques qu’ils n’en ont en réalité en les désignant comme les coupables faciles de tous nos maux modernes (ce qui nous dispense de faire un bilan des causes plus profondes et ancrées de ces difficultés). Ainsi, la proposition cette semaine dans Le Monde des Drs Louis Forgeard (pédopsychiatre, Lyon), Aurore Guyon (docteur en neurosciences) et Servane Mouton peut presque se révéler à double tranchant. Ne se cantonnant pas uniquement aux réseaux sociaux mais se concentrant sur les smartphones, ils écrivent : « Le smartphone est à notre sens une innovation aussi déterminante que celle que représenta l’exploitation du pétrole à partir XIXe siècle. Le pétrole avait permis d’effacer les limitations physiques de l’homme. Voilà le smartphone, censé annuler nos insuffisances psychiques. Sa puissance réside dans trois promesses, bien difficiles à refuser, pour amortir le choc du réel : d’abord décharger de la fatigue psychique, ce en quoi il serait anxiolytique ; ensuite, déplacer les problèmes du psychisme vers le monde, ce en quoi il serait antidépresseur ; enfin, il serait providentiel et incontournable, ce qui le rend addictif. Le pétrole s’était imposé en faisant miroiter la libération des corps face au risque de l’épuisement (à se déplacer, à travailler). L’activité de pensée, c’est-à-dire les allers-retours permanents entre les représentations et la réalité, est un autre travail accablant. Comme le pétrole avant lui, le smartphone nous amène le monde sur un plateau. En nous proposant d’omettre nos limitations internes et de nous rassurer dans la seconde face à notre insécurité fondamentale, il nous active sur un objet externe, et nous détourne des événements psychiques » écrivent-ils avant de juger « urgent de conceptualiser et de mieux cerner l’« effet de serre psychique » lié au smartphone ».
La comparaison entre les smartphones (premiers vecteurs des réseaux sociaux) et le pétrole ne peut qu’interpeller. Compte tenu du rôle majeur qu’a joué le pétrole pour améliorer les conditions de vie de l’humanité, si l’on veut considérer le rapprochement comme pertinent, on mesure alors combien les smartphones sont indispensables et que sans nier l’intérêt d’une potentielle régulation ils doivent être considérés comme incontournables. Et que de la même manière qu’on cherche à éviter que nos enfants soient complétement privés de pétrole, on voudra qu’ils puissent jouir des bénéfices des smartphones.
Où est l’épidémie ?
En elle-même cette comparaison porte probablement l’aveu (inconscient ?) que les nouveaux outils numériques sont une évolution bienvenue, apportant plus de bénéfices que d’obstacles (même si des encadrements sont sans doute nécessaires). D’ailleurs, pas une campagne de santé publique aujourd’hui ne peut se faire sans l’appui de ces fameux réseaux, tandis que si l’on trouve de nombreux désinformateurs sur ces plateformes on trouve également les artisans d’une information scientifique et médicale de qualité. Récemment, le Dr David Masson, psychiatre faisait ainsi un bilan plutôt positif de son travail mené sur Twitter. « Je reste encore convaincu de la nécessité de parler de la psychiatrie, de la défendre et de la promouvoir, en continuant à m'exposer sur Twitter sans fard ni anonymat. (…) Twitter est aussi le réseau idéal pour les réactions nécessaires face aux dérapages psychophobes, volontaires ou non, que nous voyons hélas assez fréquemment dans les médias. (…) Mais ma plus grande fierté de cette année sur Twitter, vous les connaissez ce sont les « Infos utiles du jour en psychiatrie » ; hebdomadaires publiés depuis juillet 2022. Elles répondent à ce besoin de vous offrir des infos accessibles à tous sur de vastes sujets », décryptait-il présentant bien plus X comme un outil de vigie que comme un symptôme incurable. Parmi les points relevés par le praticien, figurent également les témoignages de patients qui ont démontré combien ces outils ont permis de rompre leur isolement voire de mieux comprendre leur maladie. Ainsi, quand d’aucuns crient à l’épidémie de « maladie mentale » engendrée par les réseaux sociaux, d’autres constatent comme le Dr Olivier Bonnot, psychiatre pour enfant et adolescent et chef de service au CHU de Nantes : « On estime que les troubles anxieux sont présents dans 6 % à 15 % de la population adolescente donc quand des personnalités parlent de pathologies mentales, ça déstigmatise le sujet et c’est très bien ». Ce qui n'empêchait pas le spécialiste interrogé dans le Monde de préconiser des messages d’avertissement pour inciter à la consultation. Bref, un miroir parfois déformant, une caisse de résonnance souvent assourdissante, mais peut-être pas un problème en eux-mêmes.
On pourra relire sur les réseaux sociaux et ailleurs :
Mickaël Worms-Ehrminger : https://twitter.com/mickael_sp?lang=en
Louis Forgeard, Aurore Guyon et Servane Mouton : https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/12/01/numerique-il-est-urgent-de-conceptualiser-et-de-mieux-cerner-l-effet-de-serre-psychique-lie-au-smartphone_6203310_3232.html
David Masson : https://twitter.com/psy_massondavid/status/1652704898574688256
Aurélie Haroche