Les professionnels de santé au chevet d’une France tétanisée

Paris, le samedi 14 novembre 2015 – Dans la nuit de chaos, les blouses blanches deviennent les remparts d’un monde soudainement frappé dans la tranquillité d’un vendredi soir. A 22h30, ce 13 novembre, alors que le Stade de France et l’est de Paris étaient touchés par plusieurs attentats, qui à l’heure où nous écrivons ces lignes ont fait 128 morts et 250 blessés dont une centaine sont dans un état très grave, le plan blanc était déclenché par l’Assistance publique des hôpitaux de Paris (AP-HP).

Le plan blanc permet de mobiliser l’ensemble des ressources hospitalières afin de répondre à une situation de crise. Ainsi, les soins non urgents sont déprogrammés, des lits supplémentaires sont ouverts et les équipes habituelles sont renforcées grâce au rappel des professionnels en repos.

Solidarité immédiate

Au-delà de cette organisation de crise, hier, en Ile-de-France, cinq établissements, dits "trauma center" étaient plus certainement mobilisés : Lariboisière (Xe), Beaujon (Clichy), Bichat (XVIIIe) et plus encore Georges Pompidou (XVe) et la Pitié-Salpêtrière (XIIIe) ont accueilli les blessés les plus graves, tandis que les victimes moins atteintes étaient dirigées vers d’autres structures. Sur place, les équipes de secours et les pompiers ont pu être soutenus par des professionnels de santé comptant parmi les rescapés (lire le récit du docteur Arnaud Jannic ci dessous).

Un interne témoigne

 Arnaud Jannic est interne à Saint-Louis en dermatologie depuis le début du mois. Le bar Le Carillon est situé à quelques pas de l’Hôpital Saint-Louis.


"On sortait du boulot, et on voulait prendre un verre entre internes et chefs : « Rendez-vous au Carillon». J’ai rejoint les premiers arrivés, m’étonnant que nous n’ayons pas pris de table en terrasse alors qu’il faisait bon. La soirée se passait bien, on faisait connaissance en ce début de semestre. Je venais de payer "ma tournée" ! Il me restait un peu de bière. Nous avons entendu des « pa-pa-pa » comme des pétards, puis un peu d’agitation. De là où nous étions nous ne voyions pas la terrasse, dans un recoin. Puis la panique, des gens qui courent. On s’allonge tous par terre et nous commençons à entendre des hurlements, des pleurs, des gens qui nous crient de rester allonger. Je n’ai pas compris tout de suite, et je me suis dit « nous sommes tous allongés, une quarantaine, si il rentre et tire, on est tous morts». Je ne retrouvais pas mon co-interne : « Marc, t’es où ? ». Après les tirs, nous sommes allés à l’avant du bar : des corps partout. Mon chef et mon co-interne ont massé un corps, déjà pâle, pendant des dizaines de minutes. Je me suis occupé de Jack, un étudiant aux Beaux Arts qui s’était pris une balle dans le thorax.

 Les pompiers ont été les premiers à arriver et nous ont appris que plusieurs endroits dans Paris avaient étés touchés.


"Arrêtez les mecs, il est mort "


Progressivement, les choses ont semblé s’organiser, la police est arrivée. J’ai continué à m’occuper de Jack. Un de mes co-internes a couru jusqu’à Saint-Louis, tout proche, chercher de la morphine. J’avais très envie de pisser. Une des internes, partie quelques minutes avant la fusillade est revenue dans le bar « j’ai vu le mec tirer ». Peu après, mes collègues ont arrêté de masser : « arrêtez les mecs, il est mort », le corps a été évacué.

J’ai commencé à envoyer quelques textos, j’ai entendu un policier « quarante morts au Bataclan ! ». On a installé Jack, il avait des bonnes constantes, on lui a mis de l’oxygène avant qu’il soit évacué. Tous les autres blessés étaient gérés à ce moment-là… J’ai pu aller aux toilettes ! Quelqu’un m’a donné une cigarette. J’étais complètement hébété. Devant le bar, j’ai failli marcher sur les corps, j’ai levé les yeux, des centaines de douilles par terre et compté : « un, deux, trois »… une dizaine de corps. La situation semblait vraiment gérée.

Un flic nous interroge :

« Vous avez vu quelque chose ?  

- On est internes. 

- Vous allez être réquisitionnés pour médicaliser un transport »

Ma co-interne est partie plus tard témoigner au 36 quai des Orfèvres. Avec un des internes nous avons accompagné deux blessés légers dans un camion de pompier jusqu’à Begin. Un médecin militaire nous a accueillis « vous êtes internes ? Mettez-vous dans le coin… Aidez-nous ! ». Plus tard un médecin-chef : « on va peut-être avoir besoin de bras ». Les blessés arrivaient sur des brancards, 6 ou 7, triés les uns après les autres. Puis les légionnaires sont arrivés pour aider, faire "les bras". Le médecin-chef nous alors dit qu’on pouvait rentrer "à la maison".

On nous laisse rentrer à pied, souillés de sang, flageolants. Un taxi a refusé de nous prendre, nous sommes rentrés en métro.

J’ai pris mon co-interne Marc, dans mes bras : « tu m’appelles, hein ? » 


Arnaud Jannic


De nombreux témoignages affluent pour souligner que la solidarité a souvent été la première réponse à cette barbarie aveugle. Ainsi, un médecin vivant dans un immeuble situé à une centaine de mètres du Bataclan est immédiatement descendu pour apporter son aide. Parallèlement aux soins urgents délivrés à des patients présentant des blessures de guerre, des cellules d'aide psychologique ont également été rapidement mises en place, notamment à l’Hôtel Dieu, ainsi qu’à la mairie du XIe arrondissement pour accueillir les spectateurs du Bataclan.

Levée de la grève

Face à l’indicible, très vite, avant même minuit, les syndicats de médecins libéraux annonçaient la levée de la grève et de l’ensemble des actions prévues ce week-end pour protester contre le projet de loi de santé. La Fédération de l’hospitalisation privée (FHP) a également tenu à exprimer sa solidarité avec les hôpitaux publics.

La mobilisation de l’ensemble du système de soins sera essentielle dans les prochains jours, notamment parce qu’il est important que les urgences non vitales puissent être traitées en dehors des structures hospitalières, afin de permettre à ces dernières de se concentrer sur la prise en charge des blessés. Nous reviendrons évidemment sur ces événements dans nos prochaines éditions.

Aurélie Haroche

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Vos réactions (2)

  • Bravo

    Le 14 novembre 2015

    Je respecte profondément l'action conjointe de tous les professionnels de santé et des secours dans le cadre du Plan Blanc. De même pour ces internes dont l'un d'eux témoigne ici, et tous ceux qui ont œuvré dans le silence pour sauver le maximum de vie. Je pense qu'ils resteront marqués longtemps...
    Alors, le mot "bravo" n'est pas assez fort...

    Anne Chesnet

  • Merci

    Le 23 novembre 2015

    A tous les membres du corps médical et des secours qui ont été présents, merci, d'avoir lutté à votre manière pour nous sauver de la barbarie et de l'horreur absolue. En effet, face à ces évènements terrible, faire preuve d'empathie et de courage, intervenir sur le terrain cela n'est pas automatique ni facile.
    En janvier les français ont découvert le courage, la qualité et l'implication des forces de police française. En novembre puissent-ils se rendre compte du courage, de la qualité et de l'implication du corps médical français et des organisations de secours au cours de ces évènements mais aussi au quotidien, chaque fois que des drames collectifs, familiaux ou personnels nous affectent. Que la belle image du corps médical, éclipsée par celle d'un minorité de personnes qui se sont transformés en froides "machines à fric", retrouve son lustre et qu'on rende justice à ceux qui mènent leur carrière en restant fidèles au serment d'Hipocrate.
    Bravo et merci de tout cœur.

    M-E Behr-Gross, PhD, PharmD

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