Conflits entre experts de la lutte contre les conflits d’intérêts

Paris, le samedi 27 juin 2015 – Les réflexions sur la déclaration des liens d’intérêt, sur les dangers des conflits et sur les moyens à mettre en œuvre pour en restreindre l’influence remontent à plusieurs décennies dans les colonnes du New England Journal of Medecine. Sans que ce soit la première contribution sur le sujet, l’éditorial proposé en 1980 par le rédacteur en chef de l’époque Arnold Relman (mort il y a un an quasiment jour pour jour) constitua une étape décisive. Relman estimait en effet que pour assurer la meilleure défense de leurs patients, les médecins ne devraient pas avoir de liens économiques avec l’industrie pharmaceutique. Quatre ans après ce coup de tonnerre, le New England Journal of Medecine adoptait des règles pionnières et très strictes sur la déclaration des liens d’intérêt, qui ont toujours cours et qui ont été continuellement enrichies (tout lien d’intérêt est notamment proscrit pour les rédacteurs d’articles de formation). De nombreux scandales mettant en évidence comment les relations privilégiées entre des décideurs et/ou des praticiens et l'industrie pharmaceutique contribuèrent à l’autorisation ou au maintien sur le marché de médicaments inefficaces, voire dangereux confortèrent la position de ceux qui ont toujours exigé la plus grande transparence sur ces sujets. En outre, parallèlement à l’édiction de ces règles et à la dénonciation des scandales, les réflexions se poursuivaient. Ainsi, toujours dans les colonnes du New England, Denis Thompson d’Harvard proposait la définition assez pragmatique du conflit d’intérêt comme « un ensemble de conditions dans lesquelles le jugement professionnel concernant un intérêt primaire – comme le bien du patient ou l’intégrité de la recherche – tend à être trop influencé par un intérêt secondaire – un gain financier par exemple ».

Faut-il se passer des meilleurs ?

Ainsi, une conscience accrue des risques de "conflits d’intérêts" s’étoffait. Cependant, si elle contribua à une plus grande transparence, elle n’empêcha pas les liens entre l’industrie et les praticiens ; liens qui plus est nécessaires pour favoriser les progrès médicaux, d’autant plus que les financements publiques se montrent souvent insuffisants. Ainsi, aujourd’hui, apparaît-il extrêmement difficile d’échapper à la présence de l’industrie pharmaceutique et technologique et de se passer de ce partenariat. Un gynécologue confiait ainsi récemment dans les colonnes du Monde comment de nombreux services de son département n’accéderaient pas à des équipements neufs sans le soutien du privé. Conséquence : dans l’univers de "l’expertise" on observe chaque jour l’impossibilité d’une traque totale des liens d’intérêt. Ainsi, sont régulièrement évoquées les difficultés actuelles des agences sanitaires face aux règles qu’elles se sont imposé d’écarter les experts connaissant des "liens" d’intérêt en écho avec les sujets traités. C'est ainsi, qu'à l'extrême, certains estiment que pour expertiser des molécules les seuls experts "possibles" aujourd'hui sont soit des praticiens retraités qui n'entretiennent plus de relations avec l'industrie soit de jeunes médecins qui n'en entretiennent pas encore !  Récemment, Mediapart révélait ainsi la teneur de rapports de la Cour des Comptes et de l’Institut général des affaires sociales à propos de l’Agence nationale de sécurité du médicament constatant aujourd’hui la faiblesse de son expertise. « La moitié des évaluateurs pharmacovigilance ne dispose que d’un faible niveau d’expérience, voire d’aucune expérience en pharmacovigilance » relevait ainsi l’IGAS.

La raison en est simple : les "experts" les plus pointus sont également souvent ceux qui comptent le plus de rapports avec l’industrie. Dès lors, comment faire ? A Mediapart, le professeur Daniel Dhumeaux, auteur d’un rapport remarqué sur l’hépatite C l’année dernière ne s’en cache pas : il a décidé de faire fi de ces questions. Cité par le blog Hippocrate et Pindare Daniel Dhumeaux constate ainsi : « Les gens compétents ont des liens avec les industriels. Il n’y a pas d’experts compétents qui ne soient pas en lien avec des laboratoires. On est donc dans une impasse. La Haute Autorité de santé fonctionne certes différemment, mais en conséquence, elle n’a pas recours aux meilleurs experts. Je ne vais quand même pas faire un moins bon rapport avec des gens moins compétents. Les meilleurs, ce sont ceux qui ont le plus de liens avec les industriels car quand on travaille pour quatre ou cinq firmes différentes, les intérêts se neutralisent » analyse-t-il. Il ajoute encore que concernant la rédaction de son rapport, il n’a pas « consulté les déclarations d’intérêts des experts du groupe, puisque je n’en tire aucune conséquence ». Dans le même article de Mediapart, toujours repris par le blog Hippocrate et Pindare, le professeur Delfraissy, directeur de l’Agence nationale de recherche sur le Sida (ANRS), se fait l’écho de ces réflexions en faisant observer que souvent « un bon professionnel a des liens avec l’industrie ».

Air connu et pas si faux

Il n’est pas que les professeurs français pour observer aujourd’hui combien il semble difficile, si l’on souhaite s’entourer des meilleurs experts, d’exclure l’ensemble des spécialistes ayant travaillé ou travaillant avec l’industrie. Trois éditoriaux récents du New England Journal of Medicine, le même New England qui abrita les réflexions d’Arnold Relman, font la même constatation. Bertrand Kieffer dans un éditorial de la Revue Médicale Suisse, cité par le blog du journaliste et médecin Jean-Yves Nau décrit cette offensive inattendue. « Trois articles écrits par la correspondante nationale et un éditorial du rédacteur en chef sont utilisés pour expliquer qu’il devient quasi impossible de trouver des experts capables d’écrire des "articles de revue" ou des éditoriaux et qui n’ont pas au moins un peu mouillé leur indépendance dans le bol de l’industrie » résume Bertrand Kieffer. « C’est un air connu et rien, malheureusement, ne permet de dire que les auteurs chantent totalement faux » observe pour sa part Jean-Yves Nau.

Quand les anciens rédacteurs en chef du New England écrivent au nouveau

Mais si l’observation ne peut être démentie, les conclusions tirées par les auteurs du New England Journal of Medecine sont très décriées. « Ces papiers rappellent en outre les bienfaits qu’apporte cette industrie, l’importance que de nombreux cliniciens collaborent avec elle et la capacité de ceux-ci de faire la part des choses » indique Bertrand Kieffer. Des analyses qui n’ont nullement fait l’unanimité. Bertrand Kieffer et Jean-Yves Nau signalent comment ces articles se sont attirés les cinglantes réponses de « Trois anciens rédacteurs en chef du même New England [qui] ont écrit dans le BMJ un papier enflammé ». S’étonnant tout d’abord qu’une telle initiative émane d’un journal pionnier dans la lutte contre les conflits d’intérêt, les trois auteurs rappellent les multiples preuves de leurs dangers. Surtout, ils estiment qu’il « faut en finir (…) avec la vision idéalisée que les médecins ne sont pas influençables. Comme n’importe quels autres, leurs esprits sont malléables. L’industrie pharmaceutique dépense des dizaines de milliards de dollars en marketing. (…) N’imaginons pas une seconde qu’elle financerait tout cela s’il n’en résultait pas une influence mesurable. Pourtant, c’est bien cette croyance que défendent les responsables du New England. Les médecins sont adultes, disent-ils, ils savent exercer un esprit critique. Le fait de recevoir de l’argent ne modifie pas forcément leur jugement. Etrange naïveté de la part du journal médical le plus coté du monde. Et impressionnant manque de recul. A l’actuel rédacteur en chef du New England, les anciens se permettent de rappeler que la vénérable revue n’a pas imposé des directives à la suite "de quelques événements" isolés. Non, ce qui les a justifiés, c’est un immense dispositif d’influence, posant à la médecine "des problèmes étendus et systémiques"» résume Bertrand Kieffer.

Si la cause est juste, gare tout de même à l’intégrisme

Jean-Yves Nau, l’auteur d’Hippocrate et Pindare et Bertrand Kieffer ajoutent donc leurs voix à ceux qui s’insurgent contre les récents éditoriaux publiés dans le New England Journal of Medecine. Cependant, on constate des nuances importantes. Dans sa présentation, Jean-Yves Nau laisse deviner une appréhension complexe de cette affaire. Le journaliste prend clairement position pour une lutte soutenue contre les conflits d’intérêt. Il conclue ainsi son post en observant : « Nul ne peut être juge et partie. Même en médecine. C’est ainsi, et cela n’a rien de triste ». Néanmoins, à plusieurs reprises, il ne peut s’empêcher, avec malice et intelligence de constater combien la traque des conflits d’intérêt flirte parfois avec l’intégrisme. C’est ainsi qu’il débute son post par cette comparaison : « La chasse au "conflit d’intérêt" restera-t-elle  comme la grande affaire de ce début de siècle ? Une forme de résonance de la Réforme (avec sa redéfinition des péchés sur fond de bûchers et de gibets) ? Ce n’est pas impossible. La virulence des guerres de religions, la résurgence de la "croyance" constituent un terreau favorable à cette quête de transparence, cette recherche sans fin de scientifiques purs, de médecins vaccinés contre l’esprit de lucre » débute-il. Plus loin, il complète la pensée de Bertrand Kieffer en notant : « Comme toujours, les Britanniques ne s’embarrassent pas de morale. Ils sont pratiques. Il ne s’agit pas de désigner les " bons"  et les " mauvais" . Il en existe des deux côtés. Et n’en déplaise aux intégristes, il existe aussi des experts mus par l’éthique chez ceux qui se trouvent, d’une manière ou d’une autre, rétribués par l’industrie pharmaceutique en particulier et l’industrie en général. Le seul sujet est de savoir si cette certitude de ne pas être influencé correspond à la réalité » remarque Jean-Yves Nau. La tonalité est très différente chez Hippocrate et Pindare, accusatrice. Si l’auteur de ce blog se plait lui aussi à reprendre la formulation selon laquelle « il n’est question nullement de morale », il n’avait pas hésité quelques jours auparavant à comparer les liens d’intérêt à des maladies.

Les recommandations ne doivent pas nécessairement être écrites par ceux qui connaissent le mieux les maladies en question !

Bertrand Kieffer, enfin, n’élude pas les questions que ces différentes réflexions soulèvent. D’abord, il admet que les "conflits" d’intérêt n’existent pas qu’avec l’industrie. « Quantité d’autres biais existent, bien entendu. D’une manière générale, les chirurgiens ont tendance à voir des problèmes chirurgicaux un peu partout, les médecins utilisant une technologie et la maîtrisant surestiment généralement ses avantages, les spécialistes valorisent leurs spécialités, les hospitaliers encouragent le modèle de l’hôpital, les médecins pratiquant une médecine alternative en sont généralement les évangélistes » énumère-t-il, considérant cependant (peut-être un peu vite) que « l’influence de tout cela n’est pas aussi puissante que celle de l’industrie pharmaceutique », mais qu’il faut également « le plus possible, la prendre en compte ». Mais si effectivement, il faut pour la protection de la santé, se prémunir contre tous les types de conflits d’intérêt, comment dès lors choisir ses experts ? Bertrand Kieffer le reconnaît : « Un choix est à faire. Celui d’estimer que les spécialistes les mieux à même d’éclairer le savoir médical sont ceux formés pour analyser le design des études et les biais, non ceux qui ont la meilleure connaissance clinique des maladies ». Une réponse que tous ne partageront probablement pas, mais Bertrand Kieffer poursuit : « Les spécialistes et chercheurs travaillant avec l’industrie ou payés par elle sont importants, mais leur rôle ne peut être de première ligne, lorsqu’il s’agit de définir des guidelines. En d’autres mots, nous avons besoin de spécialistes qui pratiquent leur métier et aident l’industrie à faire le sien. Mais ces spécialistes ne sont pas les bonnes personnes pour décider des attitudes pratiques de la communauté. Nul ne peut être juge et partie ».

Pour poursuivre ce débat passionnant et passionné, vous pouvez vous rendre sur les différents blogs et sites :
http://jeanyvesnau.com/2015/06/23/conflits-dinterets-le-new-england-journal-of-medicine-serait-il-deja-vendu-a-lennemi/
http://www.revmed.ch/rms/2015/RMS-N-479/Conflits-dans-les-conflits-d-interets
http://hippocrate-et-pindare.fr/2015/06/19/declaration-de-liens-dinterets-ce-nest-pas-mon-obedience/

Aurélie Haroche

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Vos réactions (3)

  • Cerveaux obligés

    Le 27 juin 2015

    C'est une réelle grande victoire des industriels que d'avoir conquis le monopole des experts ! Une sorte de coup d'État permanent. Même les experts qui se prétendent honnêtes et indépendants malgré leurs liens, je ne les crois pas : ils sous-estiment leur inconscient. Un cerveau obligé n'est plus un cerveau libre : il connaît le clan auquel il appartient que la conscience ne connait pas. Il faut former des experts en pharmacologie qui n'ont pas de rapport avec l'industrie, à moins de capituler devant l'hégémonie des laboratoires.

    Dr Alain Fourmaintraux

  • L'intérêt du pluriel

    Le 27 juin 2015

    Je suis surpris de constater qu'un grand nombre d'analystes des conflits d'intérêts écrivent sans état d'âme "intérêt" au singulier. Or, le noyau dur d'une situation de conflit d'intérêts, c'est qu'il y en a toujours au moins deux. D'ailleurs, il n'y en a, en général, que deux. Ajoutons que l'utilisation de plus en plus fréquente de la notion de "lien d'intérêt" ne fait que brouiller les pistes, car un lien d'intérêt n'a rien de délictuel.

    Serge Karsenty

  • Une solution

    Le 03 juillet 2015

    Il suffirait, tout simplement, que chaque praticien ait ses congrès payés en fonction de ses points SIGAPS, qui reflètent le nombre et la qualité de ses travaux.
    Ces congrès ne seraient pas payés par l'industrie pharmaceutique mais par le Ministère lui-même.
    Ainsi un jeune CCA aurait droit au congrès national de sa spécialité + un congrès régional, un MCU-PH 1 congrès national + 1 congrès international s'il a dépassé une limite min de ses points SIGAPS, etc, etc..
    Et si l'industrie pharmaceutique souhaite aider la Recherche, elle envoie tout simplement ses chèques au Bureau du Ministère chargé de la répartition des sommes recueillies.
    Mais faut pas rêver, le vers est dans le fruit depuis longtemps...

    Dr Bertrand de Cagny

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