
Paris, le samedi 2 février 2019 – Alors voilà*. C’est le genre de personne que l’on adore détester ; et la facilité marketing de cette formule n’est pas mal adaptée au sujet. Le docteur Baptiste Beaulieu aurait horripilé ceux qui assuraient que l’on ne fait pas de littérature avec de bons sentiments. Ce médecin généraliste, également écrivain, a pourtant fait de la bienveillance et de l’empathie les principes directeurs de son art et de son exercice. On ne compte plus le nombre de notes sur son blog glorifiant la force de l’amour, du lien et de la compassion. N’en jetez plus. Et pourtant, dans notre monde (qui n’est sans doute pas si différent des anciens mondes), même ceux qui semblent être le mieux adaptés aux diktats du moment (et la bienveillance en fait partie) peuvent un jour être la cible des redresseurs de torts partout en embuscade sur la toile et notamment sur Twitter.
La vérité pure et simple est très rarement pure et jamais simple
Alors voilà. Le très médiatisé Baptiste Beaulieu, repéré par sa
belle plume et son sens de l’empathie, tient depuis le mois de
septembre une chronique sur France Inter. Très appréciée, elle fait
souvent fondre les auditeurs. Dans sa dernière sortie en date, il
s’est interrogé sur un sujet vieux comme la médecine : doit-on
forcément toujours dire la vérité aux patients ? Cette question
ancestrale a connu, on le sait, des réponses qui ont fortement
évolué au cours du temps. Très schématiquement (tellement que l’on
flirte le sophisme), il y eut un temps où rassurer jusqu’à la
dissimulation, taire jusqu’au mensonge était la règle quant
aujourd’hui impératifs légaux et "autonomisation" du patient
obligent, la vérité est la valeur suprême considérée comme un
devoir incontournable. Baptiste Beaulieu ne peut pas ignorer ce
revirement de situation. Et il suffit de parcourir certains de ses
posts et de ses écrits pour savoir à quel point il abhorre ces
médecins qui nient l’intelligence et l’humanité de leurs patients
au point de ne pas leur parler (le sous-titre de son blog est ainsi
« Journal de soignées/soignantes réconciliées » ce qui est
évocateur de son souci d’une relation médecin/malade équitable). Si
l’exemple de nombreux défenseurs de la douceur se livrant aux plus
abominables violences doit nous empêcher de nous laisser berner par
des antécédents positifs, on considérera que Baptiste Beaulieu
n’est pas allé plus loin que de se risquer à la nuance. «
Imaginez que vous êtes médecin. Vous connaissez ou vous avez
connu des patients atteints de cancers trop graves pour qu’un
traitement curatif soit envisagé. Vous devez alors, à chaque fois,
expliquer avec beaucoup de précautions que le traitement s’oriente
vers une prise en charge palliative, c’est-à-dire une prise en
charge active et multidisciplinaire visant à améliorer le confort
du patient. Pour le dire autrement : "les carottes sont cuites, on
va se défoncer pour qu’il souffre le moins possible sur le peu de
temps qui lui reste". Eh bien, (…) les familles viennent parfois
vous supplier de ne rien dire au malade car, expliquent-elles,
"nous le connaissons : s’il comprend que c’est foutu, il va baisser
les bras, arrêter de se battre"… et force est de constater
qu’effectivement les familles - qui ont une bien meilleure
connaissance de leurs proches que vous - ont souvent raison : quand
il apprend que tout espoir de guérison est vain, et que vous vous
orientez donc vers des soins dits "de confort", votre malade
abandonne et la maladie l’emporte beaucoup plus vite.
Que faire ? Si vous êtes un médecin penchant du côté déontologiste,
vous répondrez que la règle prévaut sur toute autre considération :
en tant que patient c’est SA maladie et IL a le droit de connaître
ce qu’il en est de SON état. Vous ne devez ni lui mentir ni lui
cacher la vérité. Si vous êtes un médecin penchant du côté
conséquentialiste, votre pente naturelle vous amènera à penser que
le résultat de l’annonce doit être pris en compte dans la décision
d’annoncer ou pas TOUTE la réalité de sa maladie au malade.
Autrement dit : si savoir la vérité présente un risque ou une perte
de chance pour la santé de votre malade, pour LUI, alors on peut
travestir cette vérité parce que, finalement, seule la vie est
importante et qu’elle prévaut sur n’importe quel principe. Alors
souvent, il semble évident que la réponse est la réponse
déontologique, mais dans les faits, quand on a les mains dans le
cambouis, vous vous apercevez vite combien les choses sont plus
compliquées que ça. Oscar Wilde disait : La vérité pure et simple
est très rarement pure et jamais simple. Sans doute la bonne marche
à suivre se trouve-t-elle entre ces deux pôles. Et vous ? Qu’en
pensez-vous ? » a conclu Baptiste Beaulieu. Sans doute a-t-il
un instant (même fugace) regretté cet appel à contribution, voire
même l’ensemble de sa réflexion.
"Paternalisme rance"
Car voilà. Twitter n’a pas attendu très longtemps pour fustiger
violemment les propos de Baptiste Beaulieu. Plusieurs médecins qui
ont une activité importante sur le réseau ont clairement attaqué le
praticien. En défendant une telle position (pourtant nuancée),
Baptiste Beaulieu aurait méconnu le principe sacré d’autonomisation
des patients, comme l’a rappelé un médecin intervenant derrière le
pseudonyme Kali_mero. « Je veux m’adresser aux patients. A une
époque où on revendique l’emporwerment des patients, où on veut
l’autonomie, comment pouvez-vous laisser passer cela sans vous
révolter ? Ce "débat", comme il est présenté, n’a même pas lieu
d’être. Enrobé dans des concepts philosophiques mal maîtrisés ou
pas. Ce débat, et émettre l’hypothèse qu’on puisse vous mentir, est
une négation de la personne que vous êtes. On nie votre humanité.
On nie votre liberté. On nie votre capacité à choisir pour vous.
Choisir d’être soigné ou pas. Choisir d’être informé ou pas.
Personne ne peut se substituer à vous, ni le médecin dont la
bienveillance apparente cache un paternalisme rance, ni vos proches
(regardez votre famille et demandez-vous si vous avez envie qu’ils
décident pour vous (…). On veut vous voler votre dernière liberté.
La liberté de mourir en toute conscience. Sous prétexte qu’on vous
considère comme trop faible pour encaisser, on veut vous voler ce
droit à vous battre à vous révolter contre la mort. Votre droit à
avoir peur. Et plus que tout, votre droit à baisser les bras (…).
Ne laissez plus des bienveillants autoproclamés vous considérer
comme des enfants incapables de faire des choix. Etre médecin, ce
n’est pas être un dictateur. On informe, on soutient, on
accompagne. Mais on ne décide pas pour nos patients. Patients,
prenez le contrôle de votre vie » écrit le praticien, soutenu
par plusieurs médecins actifs sur Twitter. Parmi eux, le célèbre
docteur Martin Winckler (dont il est piquant de noter qu’il reprend
sur son blog le témoignage d’une patiente victime de maltraitance
que lui a transmis un certain Baptiste Beaulieu !) s’est également
exprimé sur la controverse en signalant : « Moi je ne dirais
pas à la famille qu’on va passer en soins palliatifs avant de le
dire aux patient-e-s mêmes. Parce que c’est dans tous les cas de
leur peau qu’il s’agit. Et ce n’est pas du déontologisme mais du
respect de l’autonomie des patient-e-s ». Enfin, on notera que
de nombreux malades se sont exprimés pour regretter que des «
médecins (…) pensent encore que nous cacher des informations
sur notre propre santé c’est mieux pour nous ». Outre cette
pique lancée contre les praticiens, certains patients ont manifesté
leur désaccord avec une des idées qui sous-tend les propos de
Baptiste Beaulieu, qui voudrait que le patient puisse avoir un
impact sur le "combat" contre la maladie, ce qui présente un risque
de culpabilisation de ceux qui « baissent les bras
».
Ainsi (alors voilà diraient d’autres) cette passe d’arme sur
Twitter a fait resurgir de nombreuses controverses récentes sur
l’éthique médicale. La lutte contre le paternalisme médical, lutte
souvent légitime, a ainsi été rappelée. Cependant, dans ce combat,
certaines interrogations pourraient être oubliées. Si
l’autonomisation des patients est évidemment un concept louable,
qui est une réponse à une infantilisation dommageable, comment
exclure complètement que certains patients (probablement beaucoup
plus nombreux que ne le pensent les éthiciens habituels) ne
souhaitent pas (ou ne puissent pas) "prendre le pouvoir", ne
souhaitent pas avoir le choix. Comment exclure que certains ne
soient pas armés pour être autonomes ? S’il existe de possibles
lacunes dans le discours de Baptiste Beaulieu (lorsqu’il oppose
déontologie et pratique, sur la place peut-être trop importante
accordée aux familles ou sur son silence, sans doute inconscient,
sur le fait qu’il est essentiel que chacun puisse avoir le temps de
prendre ses dernières dispositions avant de mourir afin par exemple
de saluer ses proches), comment ne pas y lire une réflexion
pragmatique basée sur l’expérience, une réflexion qui refuse le
didactisme pour prôner une approche plus centrée sur chaque
patient, une approche qui consisterait à évaluer les capacités de
chacun à entendre l’information afin d’orienter le mieux possible
sa démarche (car comme l’indique bien Baptiste Beaulieu dans un
édit, l’objectif n’est certainement pas le mensonge pur et simple
mais l’adaptation du discours). Car dénier aux médecins tout droit
(ou devoir) de discernement en fonction du malade (notamment parce
que si l’objectif est d’alléger la souffrance, alléger la
souffrance psychologique doit également s’entendre) dénier ce droit
au nom de la "liberté" des patients, de leur droit à "l’autonomie",
n’est-ce pas un nouvel exemple de la défiance vis-à-vis des experts
? N’est-ce pas une nouvelle façon de considérer que celui qui a
appris grâce à son expérience théorique et pratique n’a pas plus de
légitimité que tout un chacun ? N'est-ce pas aussi une méthode de
réassurance du praticien qui en s'interdisant d'envisager une autre
attitude que celle qui est préconisée dans les "recommandations"(et
donc de réfléchir) combat ainsi sa propre angoisse face à la mort
en rendant automatique (et donc indolore pour lui) la réponse
convenue ? Ne faudrait-il pas qu'avant d'évoquer un pronostic
défavorable chaque médecin s'interroge en profondeur ? Pour ne pas
être confronté à l'interrogation du célèbre journaliste Pierre
Viansson Ponté, pourtant militant de la vérité au malade, adressée
à son cancérologue : qui es-tu pour me désespérer ?
Si le risque existe cependant d’une confiscation de la liberté de disposer de son corps, on peut parfaitement considérer que les patients ont le droit d’exprimer leur volonté de partir dans la dignité en dissociant cette réflexion de la façon d’annoncer l’échéance par le médecin.
« On ne peut plus rien dire »
Sur la forme, la rudesse des invectives contre Baptiste Beaulieu sur Twitter révèle une nouvelle fois la très grande difficulté de proposer un discours nuancé. Cette impossibilité est bien évoquée dans un récent post du cardiologue Jean-Marie Vailloud, sur son blog Grange Blanche. Il raconte : « Parfois, je me pose (…) la question de fermer Twitter, tellement il devient difficile de trouver un sujet non clivant. Même parler de la météo devient risqué. Il y a toujours un cavalier blanc, un pur, un opprimé ressenti, qui vient vous montrer du doigt, voire vous jeter des pierres. Je suis tellement devenu neutre, que j’en suis devenu insipide. Un jour j’ai parlé de chamanisme et une pure m’a montré du doigt. Je voudrais parler de l’homéopathie, de mes patients racistes, de médecine, mais les pénibles et les luttes qui leur permettent d’exister m’épuisent. Une fois, j’ai eu le malheur d’utiliser une expression bien anodine, mais qui a néanmoins réussi à ébranler une institution jusqu’à ses pinacles. On m’a convoqué et démontré très savamment que j’étais misogyne (si si, je vous le jure) en me faisant un cours d’étymologie, et que même si par miracle, je ne l’étais pas, c’était tout comme, car j’étais un personnage public (si si, je vous le jure aussi), et que c’était grave pour l’institution (pourtant solide). Un jour (il y a pas mal de temps maintenant), grande folie et suprême affront pour les professionnels de la profession, j’ai osé parler de patients. Une note entière m’a démontré que j’étais paternaliste et hautain (comme tous les médecins, non?). Un autre pur n’a pas trop apprécié que je ne donne pas mon avis sur un sujet pourtant impérativement passionnant. Même la non-opinion devient blâmable. A un moment, je me suis cru dans un Tontons flingueurs vaguement angoissant: ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous (bruits de silencieux). On ne juge plus un être humain dans toute sa complexité, mais la case dans laquelle on a suprêmement, de la hauteur de toute sa considérable intelligence, jugé qu’il devait être classé, rangé. (…) Le monde fait peur, on se sent en danger, alors on croit se rassurer en le normalisant, en le découpant en petites cases simples, bien délimitées laissant croire qu’on l’appréhende quand même un peu. Eux d’un côté, nous de l’autre, simple et rassurant. Et comme l’inculture progresse à grands pas, rendant de plus en plus difficile toute analyse des nuances du monde, et, facteur aggravant, l’analyse de sa propre place dans ce monde, le phénomène ne peut que s’amplifier. Jusqu’à ce que… Chaque sujet, même le plus anodin est livré avec ses ciseaux (…) qui coupent le monde en deux camps irréconciliables, eux et nous. La polarisation est telle, que même les gens, dont je me sens proche, ceux de mon camp, pour céder à la polarisation ambiante, tournent en boucle, deviennent intolérants à la discussion et finalement totalement ineptes, exactement comme ceux d’en face. (…) Sachez-le, le on ne peut plus rien dire n’est pas la phrase type des extrémistes, mais c’est celle aussi des modérés. Et cela, ce n’est pas forcément bon signe pour l’avenir » conclut-il.
Alors voilà. Si beaucoup jugeront probablement que le JIM
n’avait rien à dire sur ces multiples thèmes (quelle vérité dire
aux patients ? peut-on encore exprimer une nuance ?), d’autres
apprécieront certainement d’enrichir leur réflexion en relisant
:
Baptiste Beaulieu :
https://www.franceinter.fr/emissions/alors-voila/alors-voila-28-janvier-2019
Kalie_mero : https://twitter.com/Kalie_mero/status/1090923702554951680
Martin Winckler :
https://ecoledessoignants.blogspot.com/2019/01/scenes-de-la-maltraitance-medicale.html
Jean-Marie Vailloud : https://grangeblanche.com/2019/01/27/les-ciseaux-de-covington
*Alors voilà est le nom du blog de Baptiste Beaulieu et est devenu
le nom de sa chronique sur France Inter.
Aurélie Haroche