
On n’en attendait pas moins de la première revue médicale du monde. Quelques semaines seulement après la catastrophe de Fukushima, le New England Journal of Medicine nous propose une revue générale sur les effets sanitaires des accidents de centrales nucléaires.
Le travail de John Christodouleas et coll., du département de radiothérapie de l’université de Pennsylvanie, a pour but de résumer ce que nous savons des conséquences des accidents de Three Mile Island (Pennsylvanie, 1979) et surtout de Tchernobyl (Ukraine, 1986) ce qui nous permettrait d’évaluer les risques encourus à Fukushima.
En préambule, Christodouleas et coll. nous rappellent qu’il faut distinguer les risques liés à une irradiation externe et ceux dus à une contamination interne (respiratoire ou digestive) par des particules radioactives inhalées ou ingérées. Deux types de conséquences cliniques doivent être également différenciés : le syndrome d’irradiation aiguë (SIA) qui survient après une irradiation externe massive et une majoration du risque de cancers à moyen et long terme (risque stochastique).
Syndrome d’irradiation aiguë : une pathologie bien définie qui a tué 28 personnes à Tchernobyl
Huit cent syndromes d’irradiation aiguë auraient été diagnostiqués dans le monde jusqu’ici (si l’on excepte les cas d’Hiroshima et de Nagasaki !). Pour l’essentiel, ces syndromes sont survenus lors d’accidents médicaux. L’accident de Tchernobyl aurait été responsables de 134 SIA parmi le millier de sujets étant intervenus sur la centrale durant les premiers jours (aucun SIA n’a été répertorié chez les techniciens de Three Mile Island ou dans la population générale vivant autour de la centrale ukrainienne).
Ces syndromes surviennent après une irradiation corps entier supérieure à une dose absorbée de 1 gray (Gy). Rappelons que la dose effective se mesure en sievert (Sv). Elle dépend de la dose absorbée en Gy et de facteurs tenant compte du type de rayons ionisants (alpha, bêta ou gamma) et de la sensibilité des différents tissus aux radiations. Pour une irradiation corps entier gamma de haute énergie, un Gy est égale à un Sv.
La gravité du SIA dépend bien sûr de la dose absorbée.
Il existe ainsi un continuum entre les formes dites « légères » à
la mortalité nulle, pour des doses comprises entre un et deux Gy et
au cours desquelles le tableau clinique se résume à des
vomissements débutant dans les 2 heures et à une fatigue pendant 21
à 35 jours et les formes létales, pour des doses supérieures à 8
Gy, qui se traduisent par un coma débutant dans les 10 minutes de
l’irradiation avec fièvre élevée, vomissements, diarrhée profuse,
disparition ou quasi disparition des lymphocytes et dont la
mortalité est de 100 %.
Lors de l’accident de Tchernobyl, selon les chiffres que retiennent Christodouleas et coll., sur les 134 SIA survenus chez des sujets ayant travaillé dans la centrale, 28 seraient décédés (dont 11 sur les 13 patients pour qui une greffe de moelle a été tentée). Un sujet aurait absorbé une dose de 16 Gy.
Un risque carcinologique limité au cancer de la thyroïde
A côté de ces SIA parfois mortels, mais qui n’ont concerné que des techniciens, l’attention de la communauté médicale et du grand public s’est en fait essentiellement concentrée sur les risques carcinologiques à moyen et long terme parmi les populations vivant à proximité des centrales en cause voir dans toute l’Europe. Ces risques sont essentiellement liés à des contaminations internes par des éléments radioactifs libérés dans l’atmosphère lors de l’accident, en particulier l’iode-131 et le césium-137. On estime que les 135 000 personnes évacuées de la région de Tchernobyl en 1986 ont reçu des doses de radiations supérieures à 33 mSv (par comparaison un scanner thoracique correspond à une irradiation de 7 mSv). Pour évaluer les risques carcinologiques pour des expositions inférieures ou égales à ce niveau, on ne peut se baser que sur des études épidémiologiques à long terme et/ou sur des extrapolations fondées sur les effets de doses plus élevées (si l’on admet l’hypothèse d’un risque augmentant linéairement avec la quantité de rayonnement ironisant). Les résultats de ces études ont fait l’objet d’interprétations très diverses.
Pour les auteurs de cette revue générale (comme pour l’OMS) aucune augmentation de la fréquence des leucémies ou des cancers des organes solides (en dehors de la thyroïde) n’a été constatée parmi les 5 millions de personnes vivant dans la région de Tchernobyl ce qui laisse supposer qu’un tel accroissement n’a pas pu se produire dans le reste de l’Europe. Et ils interprètent l’accroissement des diagnostics de cancers constatés autour de Three Mile Island dans les années suivant cet accident comme le résultat du dépistage intensif qui l’a suivi, puisque, sur le long terme, la mortalité par cancer n’a pas augmenté dans cette région des Etats-Unis.
4 000 cancers de la thyroïde dont 15 mortels
Le cancer de la thyroïde est un cas à part puisque l’iode radioactif se concentre dans cette glande et a un pouvoir carcinogène élevé à ce niveau. Selon Christodouleas et coll., les études publiées laissent penser que le risque de cancer thyroïdien a été multiplié par 2 à 5, notamment chez l’enfant. Ce risque augmenterait plus encore chez les très jeunes enfants et les sujets carencés en iode et serait divisé par 3 si du iodure de potassium est ingéré juste avant ou dans les heures suivant l’irradiation. Pour les auteurs, ce risque de cancer thyroïdien doit toutefois être relativisé d’une part parce cette tumeur est très peu fréquente dans la population générale infantile (moins de un cas pour 100 000) et d’autre part car la demi vie de l’iode-131 n’étant que de 8 jours, ce radio isotope disparaît pratiquement de l’environnement en 2 à 3 mois. Sur cette question du cancer de la thyroïde, selon l’OMS et l'Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA) il y aurait eu 4 000 cas de cancers de la thyroïde diagnostiqués dans la région de la centrale dont 15 mortels contre 50 attendus (soit une multiplication du risque par 80, ce qui est supérieur aux chiffres indiqués par Christodouleas et coll.).
Au total, si l’on lit entre les lignes le travail de cette équipe américaine, l’accident de Tchernobyl n’aurait été responsable que de 28 morts par SIA chez les techniciens qui sont intervenus dans les premiers jours et d’une augmentation de la fréquence du cancer de la thyroïde (dont la mortalité est d’ailleurs très faible aujourd’hui si le dépistage est précoce comme cela est le cas après un accident nucléaire). Sans que cela soit explicité formellement, il faut donc comprendre que, l’émission de radioactivité dans l’environnement autour de Fukushima étant nettement inférieure à ce qui a été constaté après Tchernobyl, les conséquences sanitaires de l’accident nucléaire japonais devraient, en fait, être très limitées…
Des estimations allant de 43 morts à plus d’un million
Il est probable que ce que certains lecteurs considéreront plus comme un point de vue que comme une mise au point déclenchera la polémique dans les colonnes du New England Journal of Medicine…et peut-être dans celles du Jim.
Pour s’en convaincre il suffit de rapprocher ces chiffres globalement très rassurants des estimations publiées ici ou là sur les conséquences sanitaires de Tchernobyl.
Même sur la mortalité parmi les « liquidateurs » qui devrait être relativement simple à établir, les chiffres qui circulent divergent totalement. D’abord sur le nombre de liquidateurs lui-même estimé à 72 000 par l’OMS, à 830 000 dans un article de A Yablokov et coll. dans les Annales de l’Académie des sciences de New York, en passant par 600 000 pour Union Tchernobyl. Surtout le nombre supposé de décès dans cette population oscille entre 212 morts pour l’OMS à 112 à 125 000 pour Yablokov en passant par 60 000 pour l’association Union Tchernobyl (!).
Sur le nombre de décès liés à l’accident dans la population générale, les estimations sont également tout aussi contradictoires. C’est ainsi que certains, considérant que le risque stochastique est linéaire et sans seuil, ont pu calculer (et non mesurer) que, compte tenu des doses de radioactivité constatées aux alentours de la centrale et en Europe après l’accident, le nombre de morts supplémentaires par cancer devrait être à terme de 5 000 en Ukraine et de 50 000 en Europe.
Un autre travail considère que le nombre de cancers induits en Europe d’ici 2065 (!) devrait être de 20 à 35 000.
Pour l’Association Internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire (IPPNW), on n’a pas compté 4 000 cancers de la thyroïde en Ukraine mais 10 000 et 50 000 nouveaux cas seraient à prévoir ! Pour Greenpeace le nombre de morts liés à Tchernobyl aurait été de 67 000 entre 1990 et 2004 et certains, comme Yablokov vont même jusqu’à évoquer un million de morts…
Quand l’idéologie s’en mêle
De fait ces différences dans les estimations (de 1 à 1 000 pour certains chiffres !) laissent rêveur pour un événement survenu sous nos yeux et il y a à 25 ans seulement dans un pays d’Europe.
Elles s’expliquent pour partie par les difficultés de toute étude épidémiologique tentant de mettre en évidence une faible variation de la morbi-mortalité lors de l’exposition à un facteur de risque dans une population donnée. Dans le cas d’espèce, les problèmes sont accrus par de nombreuses incertitudes : sur la fréquence des maladies étudiées (et notamment du cancer de la thyroïde) avant l’accident, sur les doses de radioactivité effectivement reçues dans la région et dans toute l’Europe, sur les biais que la disparition de l’Union Soviétique peut avoir introduits dans les statistiques sanitaires de ses anciennes républiques… Il faut noter à cet égard que d’une façon générale, et sans que ceci puisse être imputé à l’accident, la mortalité a nettement augmenté en Russie et en Ukraine dans les années qui ont suivi la chute du communisme.
Mais, en plus de ces facteurs rationnels, les divergences d’appréciation sur les conséquences de l’accident de Tchernobyl ont bien sûr également des fondements idéologiques. Les partisans du tout nucléaire donnent l’impression de minimiser toutes les données qui pourraient contredire leur optimisme. C’est ainsi, par exemple, comme on l’a vu plus haut, que John Christodouleas et coll. ont considéré comme un simple artefact la hausse de la morbidité cancéreuse constatée dans les années qui ont suivi l’accident de Three Mile Island. A l’inverse les opposants au nucléaire civil, s’appuient souvent sur des données non vérifiables ou sur des extrapolations hasardeuses qui deviennent des vérités à mesure qu’elles sont répétées dans des colloques ou sur Internet…
Or la question est d’importance puisque elle conditionne en grande partie nos choix sur l’avenir du nucléaire civil.
Faute de pouvoir analyser directement et personnellement l’ensemble des données disponibles, pour trancher ce débat sur les effets stochastiques, deux solutions sont à votre disposition. Soit, vous vous tournez vers des arguments scholastiques et vous accordez, jusqu’à preuve du contraire, votre confiance à cette revue générale rédigée par des spécialistes reconnus et publiée dans une des revues médicales les plus exigeantes du monde. Soit vous estimez que les experts se trompent (ou nous trompent) et qu’il faut donc tenir compte du bruit de fond et de la rumeur.
Dr Nicolas Chabert