Les médecins ont-ils le droit de se plaindre de leurs patients ?

Paris, le samedi 24 octobre 2015 – Dire du mal des médecins, de leurs attitudes inadaptées, de leur absence d’empathie, de leur autoritarisme et autres airs infantilisants est de bon ton, sur les réseaux sociaux (comme ailleurs). Les praticiens, longtemps demeurés dans leur tour d’argile, méritaient peut-être cette petite cure de remise en question. Mais les patients ? Peut-on dire du mal des patients ? Peut-on décemment accabler de reproches ceux qui souffrent et s’inquiètent de l’évolution de leur état de santé ? Ceux qui en raison de leurs douleurs, physiques et psychiques, peuvent parfois se laisser aller à quelques "débordements" ?

Ce qui se cache derrière les incivilités des malades

Sur les blogs, les médecins ne parlent pas que de la loi de santé, de concepts diagnostics ou des harcèlements administratifs qu’ils subissent. Sur les blogs, le contraire serait étonnant, les médecins parlent de leurs patients. Sur tous les tons. On ne tait pas leurs exigences, leurs mauvaises habitudes, leur méconnaissance des règles. Ce peut-être par exemple pour évoquer la difficulté de s’en tenir à ses convictions médicales face à des parents très insistants quant à leur souhait de voir leur enfant très probablement atteint d’une affection virale traité par antibiotiques. On se souvient par exemple du post de docteur Milie sur ce sujet l’année dernière sur son blog Journal de bord d’une jeune médecin généraliste de Seine-Saint-Denis. Ce peut être également pour suggérer comment les attitudes les plus désagréables, les plus insupportables, peuvent parfois être un appel à l’aide, le signe d’une souffrance plus grande. Il y a quelques semaines, l’auteur du blog Jaddo évoquait ainsi comment elle avait été longtemps plus qu’irritée par deux patientes aux manières détestables (retards ou annulations systématiques, cris dans la salle d’attente, plaintes sans fondement…) avant de comprendre que ces deux malades étaient les victimes de lourdes violences familiales, qui sans doute étaient en partie suggérées par leur comportement. « Tout ça pour dire : posez la question. Demandez-vous. On m’a dit un jour dans une formation "Un gamin que tu as envie de taper, c’est peut-être qu’il est tapé." Une patiente que vous détestez, c’est peut-être qu’elle est détestée. Arrêtez-vous. Demandez-vous pourquoi vous avez envie de la taper. Demandez-lui si elle est tapée. Ce sera oui. Souvent. Préparez-vous » conclue-t-elle.

De la moquerie à la critique

Mais évoquer les travers de ses patients ne poursuit pas toujours, loin s’en faut, un objectif didactique. Souvent c’est un exutoire. Ainsi, sur certains blogs, on se moque, le plus souvent gentiment des patients. C’est fréquemment l’apanage des blogs d’étudiants ou de jeunes médecins qui peuvent parfois s’amuser de florilèges d’expressions détournées de certains de leurs malades. Conduit par plusieurs internes et jeunes praticiens, Souriez vous êtes soignés se montre assez fertile dans ce genre d’exercice. On ne compte plus les anecdotes savoureuses qu’il distille à propos d’agissements plus ou moins insolites de leurs patients (du jeune homme peu habitué qui plonge ses deux bras dans le tensiomètre à la jeune femme gênée qui vient consulter aux urgences pour un objet inattendu coincé dans son vagin, etc…). Mais parfois, l’anecdote plaisante (qui ne fait pas toujours sourire ceux qui estiment indécents de s’amuser ainsi des déboires des malades, les étudiants de Souriez vous êtes soignés ont ainsi été parfois épinglés pour leurs moqueries récurrentes) se mue en véritable critique. Il s’agit alors de dénoncer l’impolitesse, l’irrespect et les exigences injustifiées des patients. Ainsi, il y a quelques mois, un médecin de ce blog faisait part de son énervement après une consultation aux urgences. « Je vois une enfant amenée par sa mère aux urgences. Celle-ci m'ayant expliqué les symptômes l'amenant à consulter, je demande à l'enfant de se déshabiller afin que je l'examine. Il me répond alors : "Non c'est pas drôle, c'est pas sympa". Etonnée, je lui demande la raison pour laquelle il me dit cela, tout en questionnant également sa mère. Celle-ci esquisse un sourire et m'explique alors que c'est ce qu'ils répétaient ensemble depuis leur arrivée dans le hall des urgences, car ils ne trouvaient pas juste que d'autres enfants, arrivés après eux, soient vus avant par les médecins. Autant vous dire qu'un élan d'énervement m'a envahi. (…) Voir qu'on éduque des enfants avec ce mauvais état d'esprit est bien attristant » écrivait le jeune praticien, faisant passer son agacement avant la tentative de compréhension ou d’éducation (ce qui sans doute pourrait lui être reproché par certains observateurs !).

Inventaire à la Prévert

Allant plus loin, l’auteur du blog Cris et Chuchotements, gastro-entérologue a publié au mois de septembre un post intitulé Vingt remarques que j’aimerais faire aux vingt-cinq patients de la journée. Retards répétés, patients oubliant les résultats de leurs analyses (et s’étonnant que le médecin généraliste n’ait pas fait état de ces derniers dans sa "lettre", lettre pourtant accessible au patient), irrespect… : les raisons de plaintes du praticien étaient multiples. Les médecins blogueurs et ceux suivant Cris et chuchotements sur twitter ont été nombreux à citer cette énumération, sans faire de commentaire particulier. Mais bientôt à leur tour des patients se sont intéressés à ce post et leur verdict a été tout autre. Le praticien a été accusé de "patient bashing" (le "bashing" semblant aujourd’hui l’affront le plus insupportable !). Exemple de la colère provoquée par les remarques lancées par la gastro-entérologue, le post de Manuela Wyler (patiente atteinte d’un cancer et auteur d’un blog baptisé Fuck my cancer) fut assassin. « Si vous lisez ces vingt remarques chers lecteurs/patients vous verrez que la gastro en a juste marre de vous. De vous et de vous soigner. Elle devrait peut-être se contenter de ses prestations à la Haute autorité de santé (HAS) et du journalisme médical et se calmer sur l’exercice libéral » tacle Manuela Wyler s’appesantissant au passage sur les conditions d’exercice du médecin (son appartenance au secteur 2 notamment que le médecin n’a jamais cachée).

Le seul droit des médecins : se taire ?

Face à ces commentaires et à d’autres, le praticien a décidé de supprimer son post. « J’ai fait le choix d’effacer  mon texte. En le relisant, maintenant qu’il a disparu de mon blog, il ne me semble pas si agressif quand on prend la peine de le lire sans idée préconçue. Pourtant, il ne reviendra pas en ligne parce que je me sens encore terriblement déstabilisée  par ces interventions. J’écris, mais je ne suis pas ce que j’écris. J’écris pour témoigner de la fatigue et de l’usure d’une grande partie du corps médical. Avec mes mots, à ma manière, je veux parler de la difficulté de l’exercice quotidien de la médecine. Ceux qui lisent les posts sur le net et tempêtent au nom du patient-bashing (…) devraient venir passer une journée dans un service d’urgence ou suivre 12 à 14 heures de consultations, et ils se rendraient compte qu’ils sont à des lieux de la vraie vie qu’ils croient défendre et font bien du médecin-bashing dès que l’on sort des clous de ce qu’ils nous autorisent à exprimer » souligne le praticien. Elle poursuit en faisant référence à sa propre expérience de malade et de proche de malade : « Le parcours de santé qui fut le mien m’a donné l’occasion de réfléchir. Qu’attend-t-on des médecins ? Qu’ils vous reçoivent à l’heure que vous voulez, qu’ils acceptent les retards, les exigences, les personnes incorrectes avec eux ?  Les médecins sont avant tout la pour soigner et être humains. Cela n’implique ni d’être toujours à l’heure, ni de ne pas avoir d’état d’âme, ni de n’être jamais fatigué, ni de consacrer des heures à chacun, parce que le temps est compté, ni de sacrifier sa vie personnelle. Je crois que beaucoup de patients, et notamment ceux qui se disent porteurs de la voix des patients, pourraient réfléchir avec les médecins au lieu de les critiquer dès qu’ils se plaignent. Si les médecins osent élever la voix pour se plaindre, c’est qu’ils ont de bonnes raisons. Car il ne faut pas demander aux médecins plus qu’ils ne peuvent donner. De nombreux textes de ce blog en témoignent. Celui que j’ai enlevé voulait aussi le dire. Sauf que, c’était mal exprimé. Je regrette ce monde de pensée unique. Dès lors que votre pensée ou votre expression se démarque, certains ne supportent pas » argumente-t-elle avant enfin d’affirmer : « Et non, je ne déteste pas les patients. Au contraire, je leur offre à chaque consultation, à tous, un espace d’expression et d’échange et de sérénité. Et non, je ne suis pas en burn-out. En avoir marre des exigences n’est pas un signe de burn-out. Juste de lassitude. Les patients critiquent souvent les ou leurs médecins. Les médecins, eux, ne doivent donc pas décrire les aléas journaliers de leurs consultations sous peine de se faire incendier ? » conclue-t-elle. Des interrogations, sur la possibilité de se plaindre et sur le droit d’exiger un certain respect, qui sans doute feront écho à celles de nombreux médecins.

Pour poursuivre cette réflexion, vous pouvez consulter le blog de Docteur Milie : http://www.docteurmilie.fr/wordpress/?p=1424
Jaddo : http://www.jaddo.fr/2015/09/21/demandez-vous/
Souriez vous êtes soignés : http://blog.francetvinfo.fr/medecine/2015/06/26/ces-petites-situations-qui-pretent-a-sourire.html et http://blog.francetvinfo.fr/medecine/2015/08/11/soiree-bouchon.html et http://blog.francetvinfo.fr/medecine/2015/03/02/une-consultation-classique-aux-urgences-qui-herisse-le-poil.html
 Cris et chuchotements : http://cris-et-chuchotements-medicaux.net/2015/09/21/je-ne-suis-pas-ce-que-jecris/
Et Manuela Wyler : http://fuckmycancer.fr/seriously/la-gastro-qui-ferait-bien-de-sarreter-de-travailler/

Aurélie Haroche

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Vos réactions (13)

  • Pas d'accord

    Le 24 octobre 2015

    L'introduction de cet article, je cite "Peut-on décemment accabler de reproches ceux qui souffrent et s’inquiètent de l’évolution de leur état de santé ? Ceux qui en raison de leurs douleurs, physiques et psychiques, peuvent parfois se laisser aller à quelques "débordements" ?" implique un développement à charge contre les médecins et donne d'emblée raison aux critiques. Pourtant ce qui est remarquablement expliqué par le médecin dans le dernier paragraphe est parfaitement explicite pour comprendre - et justifier - l'existence de ces blogs...

    Olivier Godefroy

  • Se plaindre de ses malades ?

    Le 24 octobre 2015

    Oui, encore oui, mais à qui ? Le plus efficace serait au malade qui vous fait c.... lui-même. Mais je vois d'ici les Tartuffes s'esbaudir, s'offusquer, protester de leur bonne foi et civilité, etc.

    Mais trop c'est trop quelquefois, pour le médecin aussi.

    Dr Virgile Woringer

  • Le médecin est devenu Kleenex

    Le 24 octobre 2015

    Les salles d'attente sont devenues un résumé de la vie sociale et des réseaux sociaux. Comment faire la différence entre une véritable plainte de souffrance et un abus de plaintes exprimé pour émouvoir le médecin et parfois simplement forcer sa porte.
    Simple exemple, je reçois sans rdv le samedi matin en raison du trop plein de rdv de semaine et pour permettre à des patients d'être reçus. Ceci se fait de façon limitée avec une liste d'émargement au fur et à mesure de l'arrivée liste forcement limitée en nombre. Le nombre de patients rajoutant sciemment un ou deux chiffres et leurs noms est ahurissant ainsi que leur réaction lorsque je signale que cela n'est pas honnête et empiète largement sur mes possibilités. leurs motivations sont: simple désir d'être reçus point final, fi du médecin et de ses possibilités. L'excuse d'un état antérieur est parfois trop facile et l'oubli du service rendu par le professionnel est réel. Le médecin est devenu Kleenex. On prend, on jette. Nous ne saurions être à la disposition de tout le monde, nous sommes au service de chacun. La relation médecin /patient doit se faire dans l'intimité du cabinet, pas dans la salle d'attente ni sur les réseaux sociaux.

    Dr Patrick Morille

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