
Le cannabis a une longue histoire d’usage médicinal et récréatif, qui, selon la tradition, remonterait à l’empereur chinois Shen Nung, au 28e siècle avant JC. Il a été introduit dans la pharmacopée médicale occidentale au XIXe siècle, puis proscrit. En 1970, la marijuana était inscrite, par l’US Drug Enforcement Administration, en Annexe I, sans usage médical accepté en pratique courante et à haut risque d’emploi abusif. En 1996, la Californie a été le premier état à légaliser l’emploi du cannabis en cas de Sida, de cancer et autres maladies graves. A ce jour, 23 états US et le District de Columbia autorisent son emploi, dont 4 pour un usage récréatif. Au plan économique, cette légalisation n’est pas anodine. Elle pourrait rapporter jusqu’ à 8,7 milliards $ en taxes d’état ou fédérales alors que, dans le même temps, des sommes très considérables sont engagées pour tenter de réguler sa consommation. Les praticiens se doivent donc de mieux connaitre ses indications thérapeutiques potentielles mais aussi les bénéfices et risques de son emploi…
A ce jour, le mécanisme d’action du cannabis reste non totalement précisé. Il est composé de 3 types de molécules bioactives, les flavonoïdes, les terpénoïdes et les cannabinoïdes. La mieux étudiée et la plus active est le ∆9 tétrahydrocannabiol ou THC. Le cannabis agit en se liant à des récepteurs spécifiques d’un système endogène. Il s’agit des récepteurs cannabinoïdes 1 et 2 (CB1R et CB2R) qui agissent en inhibant les canaux adenylcyclase et calciques tout en activant les canaux potassiques. Les CB1R ont une localisation ubiquitaire dans l’organisme avec, toutefois, une forte concentration au niveau du système nerveux central, d’où les effets psycho actifs du THC. Les CB2R sont essentiellement présents dans le système immunitaire, dont les lymphocytes B. En sus du THC, un autre composé, le cannabidiol (CBD) modifie le métabolisme et les effets du THC, agissant comme antagoniste partiel des CBR et ayant aussi un effet anti-inflammatoire puissant. Le rôle du système cannabinoïde endogène reste, en 2016, l’objet d’études, tant en physiologie qu’en pathologie.
Au plan thérapeutique, le cannabis a été essentiellement testé dans la prévention des nausées et vomissements induits par la chimiothérapie (CINV), les douleurs cancéreuses et pour son action anti-tumorale.
Des effets antiémétiques à exploiter pour contrôler les nausées et vomissements chimio-induits
Sur le plan antiémétique, le THC agirait via des récepteurs localisés dans le noyau du tractus solitaire. Il bloque les effets pro vomissement des agonistes des récepteurs 5-HT3. Expérimentalement, cette action a été démontrée par Parker chez des musaraignes, dont les vomissements avaient été induits par le chlorure de lithium et qui n’avaient pas répondu à un pré traitement par ondansétron. Ont été également étudiés le dronabinol, THC de synthèse et le nabilone, un analogue synthétique, qui ont été démontrés efficaces chez des patients intolérants ou réfractaires à des antiémétiques de première ligne tels que les corticostéroïdes, les antagonistes des récepteurs sérotoninergiques 5-HT3 ou neurokinines 1. A ce jour, toutefois, la marijuana n’est pas recommandée dans la prise en charge des CINV en pratique clinique habituelle. Deux revues systématiques ont comparé les cannabinoïdes à des molécules plus anciennes. La première a été conduite par Tremèr et collaborateurs, en 2001, chez 1 366 patients dans les 24 heures suivant une chimiothérapie. Il est apparu que le nabilone oral, le dronabinol oral et le lévonantradol intra musculaire sont plus efficaces que des agents comme la prochlorperazine, le métoclopramide, la chlorpromazine…pour des régimes de chimiothérapie moyennement émétisants. Les réserves liées à ce travail tenaient au faible nombre de participants et à une hétérogénéité notable des publications retenues. Dans une seconde méta-analyse, ayant regroupé 15 essais cliniques randomisés, totalisant 600 patients, Ben Amar, en 2006, a comparé le nabilone à d’autres molécules anti- émétiques de première ligne et démontré sa supériorité. Ultérieurement, plusieurs travaux ont été menés, dont celui de Lane qui a mis en évidence une action synergique entre dronabinol et prochlorperazine. Aucun effet potentialisateur n’a, par contre, été retrouvé entre dronabinol et ondansétron. A côté de ces effets positifs, les cliniciens doivent connaitre la possibilité d’un syndrome d’hyperémèse induit par la marijuana lors d’une utilisation prolongée, caractérisé par des épisodes cycliques de nausées et de vomissements, de mécanisme inconnu.
Une efficacité antalgique
Parallèlement à ses effets antiémétiques, le cannabis a une action antalgique, notamment dans les douleurs neuropathiques liées au cancer. Les CB1R, dans le système nerveux central, sont présents en forte densité dans les aires modulant les processus nociceptifs, leur distribution étant similaire à celle des récepteurs opioïdes. Le cannabis agirait également sur les récepteurs des mastocytes, inhibant la libération de molécules inflammatoires et favorisant celle d’analgésiques opioïdes. Il bloquerait la réponse douloureuse aiguë au niveau des fibres C. Il aurait aussi une action synergique avec les opioïdes et supprimerait la fonctionnalité de neurones nociceptifs au niveau spinal et thalamique. Plusieurs travaux cliniques ont concerné l’effet du cannabis sur la douleur cancéreuse chronique. Noyes et collaborateurs, grâce à un essai contrôlé en double aveugle, ont démontré que des doses de THC supérieures à 15 ou 20 mg étaient plus efficaces qu’un placebo, au prix d’une sédation notable et que des posologies de 10 et 20 mg avaient une efficacité, 7 heures après la prise, comparable à 60 et 120 mg de codéine. Le nabiximol, combinaison dans un rapport 1 :1 de THC et de CBD, a été étudié, en spray sur un collectif de 360 patients avec un cancer avancé et douleurs réfractaires aux opiacés. Il a été fait la preuve de son efficacité, après 7 semaines de traitement, à des posologies faibles à moyennes. De même, l’association THC+CBD est statistiquement plus active qu’un placebo. A ce jour toutefois, les preuves manquent pour recommander l’utilisation du cannabis ou du THC en première ligne dans les douleurs liées aux cancers.
Et peut-être une action antitumorale
Troisième forme d’action, le cannabis pourrait avoir un effet chimiothérapeutique. Les endocannabinoides sont retrouvés avec une haute fréquence dans certains tissus humains néoplasiques. Ils pourraient jouer un rôle dans la croissance tumorale en stimulant l’apoptose, en freinant la prolifération cellulaire néoplasique et via une action immuno- modulatrice. L’activation des CB1et CB2R conduit à une activité cellulaire en cascade affectant les canaux ioniques, la production d’AMP cyclique et des protéines kinases jouant un rôle dans la signalisation, l’invasion et l’adhérence tumorale. Expérimentalement chez des souris, Manson a montré que le THC, par voie orale, retardait la croissance d’adénocarcinomes pulmonaires. Une action anti proliférative du CBD a pu aussi être mise en évidence sur des lignées cellulaires de gliome humain. On se doit toutefois de signaler, qu’à ce jour n’existe qu’un seul essai chez l’homme. Il s’agit de celui de Guzman qui, sur une série de 9 patients en récidive de glioblastomes multicentriques métastasés et en échec thérapeutique, a démontré, chez 2 d’entre eux au moins, un ralentissement de la progression tumorale, de l’expression des biomarqueurs et une réduction notable des métastases pulmonaires. Sur ce sujet, comme sur les précédents, à l’évidence, des travaux complémentaires restent indispensables.
Le profil de tolérance du cannabis est, pour l’ensemble, favorable comparativement à d’autres antalgiques puissants. Il amène à une sédation plus marquée que la codéine mais, contrairement aux opioïdes, n’entrainerait pas de dépression respiratoire. Les effets collatéraux centraux associent euphorie, désorientation, somnolence, vertiges, incoordination motrice et défaut de concentration. Les effets périphériques consistent en une tachycardie, une hypotension, une injection conjonctivale, une broncho dilatation, une myorelaxation et un ralentissement du transit intestinal. Surtout, le cannabis entraîne un risque de dépendance pouvant atteindre 9 % des utilisateurs à long terme.
Le cannabis a donc des effets potentiels sur les CINV d’anticipation et/ou réfractaires, sur les douleurs cancéreuses et sur la prolifération tumorale. Malheureusement, ces notions sont basées sur des travaux souvent anciens et presque exclusivement expérimentaux chez l’animal. Des recherches complémentaires sont donc nécessaires, dans tous les domaines. A ce jour, le cannabis ne se situe pas en première ligne dans la prise en charge des cancers évolués mais ceci pourrait changer à l’avenir.
Dr Pierre Margent