La prévention des conflits d’intérêt est-elle trop négligée dans les facultés de médecine française ?

Paris, le mardi 10 janvier 2017 – La loi sur le renforcement de la sécurité sanitaire de 2011, dite loi Bertrand, qui concerne notamment la prévention des conflits d’intérêt n’a pas oublié de s’intéresser à la situation des étudiants en médecine. Le texte inclut les carabins parmi les professionnels dont les avantages perçus par l’industrie pharmaceutique doivent être déclarés sur le portail Transparence santé . Cependant, si cette législation a conduit à certaines évolutions, en rendant plus complexe notamment le financement par certains laboratoires de cours privés (telles les célèbres Conférences Hippocrate soutenues jadis par les laboratoires Servier), la prévention des conflits d’intérêt est encore loin d’être une préoccupation centrale dans les facultés de médecine.

Dans la lignée des classements américains

Certains étudiants ont tenté de s’emparer du sujet. Ainsi, l’Association nationale des étudiants en médecine (ANEMF), s’éloignant de certains de ses anciens partenaires industriels, a pris l’initiative d’établir un livret intitulé  Pourquoi garder son indépendance face aux laboratoires pharmaceutiques qui est distribué depuis deux ans dans les universités. Elle a par ailleurs lancé un "audit" de l’indépendance de la formation médicale.

Dans ce cadre, elle s’est associée au Formindep (association qui milite pour une formation médicale indépendante « de tout autre intérêt que celui de la santé des personnes ») pour réaliser un "classement"  des universités médicales françaises en matière de lutte contre les conflits d’intérêt. Un tel classement existe aux Etats-Unis depuis 2007 et les notes catastrophiques attribuées à l’époque ont considérablement évolué.

Ainsi Harvard qui se retrouvait en queue de peloton avec un "F" caracole désormais en tête avec un beau "A". Pour mener à bien un travail semblable, Paul Scheffer, doctorant en sciences de l’éducation, membre du Formindep a constitué « un groupe de travail composé de deux médecins, trois étudiants en médecine et deux chercheurs » indique-t-il sur le site The Conversation. Adaptant les critères américains aux spécificités françaises, le groupe a établi un score sur vingt-six (s’appuyant sur treize critères). Cadeaux, relations avec des consultants (à l’exception de la recherche scientifique), représentation des industriels au sein de la faculté ou encore financements provenant de firmes comptaient parmi les items retenus.

Un classement restreint et des résultats décevants

Une liste des 37 facultés de médecine française a ensuite été établie (deux sont en outre-mer). Des recherches initiales réalisées ont permis de déterminer que seules neuf universités se sont dotées d’une réglementation concernant les conflits d’intérêt et qu’une seule applique une réglementation stricte. Dans toutes les autres facultés, le sujet ne paraît pas être traité, excluant d’emblée ces universités du classement.

Restreint, ce dernier s’est appuyé sur les informations obtenues grâce à une enquête sur internet et auprès d’étudiants. Les données directement adressées des universités ont été rares : en dépit de nombreuses relances, seuls les doyens de Lyon Sud, René Descartes -Paris V, Lyon Est, Angers et Toulouse Purpan ont répondu au groupe de chercheurs. Ce faible taux de réponse suggèrerait (selon Paul Scheffer) que « la coopération sur ce sujet ne va pas de soi pour les équipes dirigeantes des facultés ».  Sur la base des informations disponibles, le classement, publié dans la revue Plos One, place en tête la faculté de Lyon Est qui comptabilise cinq points, suivie d’Angers (quatre points) et de sept autres universités qui comptent chacune un point Aix-Marseille, Lyon Sud, Paris Descartes, Paris Diderot, Rennes 1, Strasbourg et Toulouse Purpan. Le bilan est donc décevant mais les enquêteurs  jugent que l’important n’est pas le palmarès mais l’électrochoc créé par ce dernier.

Combler les défaillances du système public

Cette prise de conscience est-elle en marche ? Pour un grand nombre d’universitaires, ce n’est en réalité pas au niveau des facultés qu’il faut agir, mais plutôt au sein des hôpitaux. C’est notamment la position du président de la conférence des doyens en médecine, Jean-Luc Dubois Randé interrogé par le Monde. Le doyen considère cependant que la question des liens d’intérêt avec l’industrie pharmaceutique est centrale. Par ailleurs, au-delà des hôpitaux, le cas des conférences privées pour préparer l’internat ou des concours blancs sponsorisés par certains laboratoires n’a pas été totalement réglé par la loi de 2011.

Surtout, leur existence signale les défaillances du système public. « L’industrie pharmaceutique est très forte pour repérer les besoins des étudiants qui ne sont pas comblés par le système ou la formation » reconnaissait lui-même au printemps dernier Paul Scheffer.

Des étudiants partagés

Les étudiants pour leur part sont souvent partagés sur le rôle qui peut être joué par l’industrie pharmaceutique dans leur formation. Certains considèrent que les informations apportées par cette dernière sont des compléments utiles. « Les visiteurs médicaux t’amènent des informations sur les nouveaux produits que tu n’as pas le temps d’aller chercher ailleurs » remarquait ainsi une jeune médecin généraliste interrogée sur le site Multinationales. Par ailleurs, les étudiants ne perçoivent pas nécessairement le risque d’influence. D’abord, parce que la présence du laboratoire est parfois subtile. Ainsi, beaucoup rappellent que les Conférences Hippocrate ne font aucune publicité pour les médicaments des laboratoires Servier. « Lorsque je me suis inscrit à Hippocrate, je ne savais pas que la conférence appartenait à Servier. D’ailleurs, je ne connaissais pas le laboratoire. Mais ils n’ont pas fait la publicité de médicaments. Au cours de cette année, j’étais là pour travailler. Et je n’ai pas l’impression qu’ils nous aient influencés en quoi que ce soit » analysait ainsi il y a quelques années un étudiant sur le site Rue 89 dans le cadre d’un article concernant les conférences privées.

Trop intelligents pour être influençables ?

Cette assurance est cependant pour beaucoup un leurre et une sous estimation du danger. Chef de clinique à la faculté de médecine de Caen, Benoît Soulié tente de mettre à jour le mécanisme à l’origine de cette attitude. « Les études de médecine, par leur caractère corporatiste et par la projection fantasmée de la société civile sur ce corps de métier, entretiennent chez certains étudiants une estime d’eux-mêmes élevée. Dans ce contexte, les tensions cognitives peuvent être particulièrement aiguës, lorsqu’on explique, par exemple, qu’un cadeau qu’elle que soit sa taille, influence le prescripteur ». Pourtant, comme les autres, les médecins ne résisteraient pas à l’influence suscitée par des attentions appuyées. « Le retour sur investissement est considérable en chiffre d’affaires ou perception positive. Vous ne pensez pas du mal de celui qui vous a aidé à réussir » déclarait plus frontalement Philippe Foucras président du Formindep cité par Rue 89. D’ailleurs, des travaux commencent à établir avec précision le rôle joué par les liens avec l’industrie pharmaceutique sur les habitudes de prescription.

Et une étude publiée en 2013 a mis en évidence comment l’implication plus grande des facultés américaines contre les conflits d’intérêt a déjà fait évolué les pratiques des étudiants en médecine. Reste à savoir si une même évolution s’observera en France et au-delà dans toute l’Europe où seule la Norvège a adopté une réglementation sur ce sujet.

Aurélie Haroche

Référence
Paul Scheffer et coll : « Conflict of Interest Policies at French Medical Schools : Starting from the Bottom », PLOS One

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Vos réactions (1)

  • Backchichs

    Le 10 janvier 2017

    Il est certain que la majorité des grands patrons touchent des royalties sous différentes formes. Les internes et les chefs de clinique s'en rendent bien compte. Et on s'étonne qu'ils attendent de pouvoir faire partie des élus. Il y a certainement des types honnêtes qui refusent tout backchich, mais ils ne sont certainement pas bien vus par les laboratoires pour leur indépendance, anormale aux yeux de ces dirigeants qui se considèrent comme des bienfaiteurs...

    Dr GR

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