
Madrid, le samedi 4 mars 2017 – Les historiens et les commentateurs politiques mettent en exergue régulièrement transition pacifique qui en Espagne a permis sans heurts le passage du franquisme à la démocratie. Mais cette sérénité a un coût : celui du silence. Une loi d’amnistie adoptée en 1977 a en effet rendu quasiment impossible toutes poursuites judiciaires contre les crimes commis sous la dictature. Cette situation est dénoncée par une partie de la population espagnole et certaines personnalités ont consacré leur vie à démontrer la nécessité de la dénonciation et de la condamnation publiques des atrocités perpétrées. Souvent en vain. L’Espagne pourrait cependant prochainement voir s’ouvrir un procès l’invitant à regarder derrière elle.
Miracle
Ce qui est reproché à cet homme pourrait être reproché à des dizaines d’autres. C’est cependant son visage qui est aujourd’hui l’incarnation de l’hypocrisie, de la manipulation et de l’horreur. Eduardo Vela est un médecin. Il commence sa carrière dans une clinique de Madrid, San Roman. L’établissement est en grande partie géré par des religieuses comme de nombreuses institutions médicales à cette époque en Espagne. Bientôt, le docteur Vela, en dépit de sa jeunesse va disposer d’une influence grandissante dans le petit hôpital. En 1969, il évoque avec un prêtre le cas douloureux d’un couple ne parvenant pas à avoir d’enfant. Ce n’est sans doute pas par hasard que cette discussion a lieu. L’homme d’église a probablement été averti que la clinique San Roman avait par le passé réussi à réaliser des « miracles » pour des parents infertiles. Mais il ne s’agit pas ici de prouesses médicales, mais de vol. De vol d’enfants. Quelques jours après sa discussion avec le prêtre, Eduardo Vela rencontre le couple malheureux. Il les rassure. Ils pourront probablement bientôt aimer et élever un enfant. Ce sera une petite fille. Elle s’appellera Inès et son certificat de naissance désignera sa mère adoptive comme sa mère biologique.
Un procès quasiment inédit
L’enfant née à Madrid devient adulte. Elle ne découvre que tardivement la vérité, confiée par sa mère adoptive. Alors, Inès mène l’enquête et grâce aux souvenirs de sa mère parvient à remonter jusqu’au Dr Vela. Il y a quelques jours, la justice espagnole a décidé d’ouvrir prochainement (mais sans préciser la date) le procès du Dr Vela, aujourd’hui âgé de 82 ans, qui devra répondre des faits de soustraction de mineur et falsification de documents officiels. Il s’agit d’une procédure quasiment inédite quelques années après la mise en examen pour des faits similaires d’une religieuse, Maria Gomez Valbuena, qui âgée de 87 ans est morte avant la fin de son procès.
Rééducation
Car Inès Madrigal est très loin d’être un cas isolée. Le scandale des bébés volés du franquisme a été révélé en 2010 grâce à des reportages, l’action du juge Garzon et la libération de la parole de millier de personnes. C’est en se basant notamment sur l’idéologie du psychiatre Antonio Vallejo Nàgera que ces subtilisations ont d’abord été justifiées. Le médecin, qui nommé par Franco, dirigeait les Services psychiatriques militaires établissait un lien entre le marxisme et l’infériorité mentale. Aussi, insistait-il sur la nécessité de soustraire le plus rapidement possible les enfants à l’influence des Républicains. Ainsi, est née la théorie selon laquelle les fils et filles des opposants politiques devaient être rééduqués. Mais bien sûr cette entreprise se fit en catimini et avec la complicité de médecins, sages-femmes, infirmiers et dignitaires religieux.
Mort subite du nourrisson
Les victimes ne furent pas longtemps uniquement des militants. Les enfants nés hors mariage ou ceux sur lesquels pesait prétendument une menace pour leur éducation morale étaient également ciblés. Aux femmes qui venaient d’accoucher, on retirait l’enfant en invoquant des prétextes médicaux impérieux, avant d’annoncer subitement aux malheureux que le nouveau-né était mort et que les funérailles avaient été conduites par l’institution. L’enfant était en réalité confié, le plus souvent moyennant finances, à un couple proche du parti franquiste. Si les années cinquante et soixante ont été les plus touchées par cet odieux trafic, il a perduré jusqu’au-delà de la mort du Caudillo, les intérêts financiers ayant pris le pas sur les considérations idéologiques. On estime que la loi de 1987 réglementant l’adoption a mis un terme définitif à ce type de crimes.
Plus de 100 000 enfants volés
Peu à peu les langues ont commencé à se délier. Des parents "adoptants" n’ont pas pu garder le secret de la naissance de leur enfant pour toujours. Ou bien, des filles-mères qui avaient été contraintes d’abandonner leur bébé ont découvert en tentant de rechercher leur enfant qu’elles avaient été les instruments d’un scandale dépassant leur drame personnel. Les frères et sœurs d’enfants morts nés dans des circonstances mal élucidées ont souhaité, adulte, en savoir plus. Et ces différentes voix ont fait émergé un phénomène ayant touché toute l’Espagne. Le juge Garzon qui en raison de la loi sur l’amnistie n’a pas pu mener à bien son projet d’instruire le grand procès des bébés volés estimait entre 136 062 et 152 237 le nombre d’enfants volés. Cependant, les milliers de plaintes déposées ont généralement été classées sans suite, la prescription des faits, le manque de preuve ou la loi d’amnistie ayant été invoqués.
Rouage parmi tant d’autres de cette entreprise, le docteur Eduardo Vela donne un visage à ce passé trouble que l’Espagne paraît aujourd’hui contrainte d’affronter.
Aurélie Haroche