
Paris, le samedi 20 avril 2019 – Largement utilisé depuis plusieurs années par des collectifs de défense des personnes handicapées dans les pays anglo-saxons, le terme de "validisme" commence à s’imposer également en France. Cependant, il est encore loin de faire l’unanimité. Ainsi, interrogée récemment sur ce terme, le secrétaire d’Etat aux personnes handicapées, Sophie Cluzel a répondu d’une manière relativement ambiguë : « C’est un mot que je ne connais pas et qui, à mon avis, n’a pas lieu d’être ». Le caractère paradoxal de cette observation (comment peut-on juger qu’un mot n’a pas lieu d’être si l’on affirme ne pas le connaître ?) signale bien le malaise autour de cette notion militante.
Les vrais obstacles, ce sont les normes sociales
En France, c’est le Collectif Lutte et Handicaps pour l’Égalité et l’Émancipation (CLHEE) qui apparaît comme le fer de lance de la lutte anti-validisme.
Mais qu’est-ce que le validisme qui soudain hante les lignes du JIM ? Le validisme est la tendance qu’aurait la société à vouloir imposer une norme physique et psychique, qui exclurait les handicapés, les malades et tous ceux se démarquant de cette norme. Or pour ceux qui dénoncent le validisme, ces normes constituent les principaux obstacles qui les empêchent de mener une vie normale et épanouie, bien avant leurs pathologies, troubles sensitifs et autres handicaps. « Que nous soyons malades chroniques, neuroatypiques, quels que soient nos diagnostics, nos symptômes ou nos troubles, ce sont les normes d'une société inadaptée qui sont les obstacles qui nous handicapent », écrivaient ainsi la semaine dernière sur un blog hébergé par Mediapart les auteurs d’une tribune intitulée « Nous, handi(e)s, nous voulons vivre ».
Charité bien ordonnée
Il n’est pas difficile de pressentir les limites d’une telle conception et ses éventuelles dérives. Mais il serait sans doute malhonnête de réduire cette "cause", cette forme de lutte à ces dernières. La dénonciation du "validisme" est en effet porteuse de réflexions pertinentes sur le handicap, sur la façon dont il est appréhendé par la société. Dans sa Chronique du validisme ordinaire, publiée sur le site du CLHEE, Cécile Morin revient ainsi sur la tendance de la société à voir l’intégration des personnes handicapées à travers le prisme de la charité. « Un soir lors d’un concert, un jeune homme m’avait interpellée pour me raconter qu’il était élève dans l’établissement où j’avais débuté ma carrière de prof et, "même si je ne vous avais pas eue en cours, m’avait-il dit, je m’étais senti fier que le lycée X accueille des gens comme vous". Je lui expliquai alors qu’ayant été reçue aux concours du professorat à l’instar de n’importe quel autre de ses enseignants, j’avais été nommée dans cet établissement qui ne m’avait donc pas accueillie par philanthropie ou par charité chrétienne. Cette anecdote me semble révéler la vigueur du modèle charitable du handicap qui se manifeste notamment lorsqu’on envisage les personnes handicapées au travail. Il repose sur l’idée selon laquelle le handicap est un drame individuel, une déficience qui infériorise et disqualifie l’individu comme si elle l’absorbait tout entier, si bien que celui-ci est défini avant tout par cette incomplétude. Dès lors, embaucher une personne handicapée relève de la bonne action ou de la mesure sociale » remarque-t-elle avant d’ajouter : « La prégnance du modèle charitable du handicap dans les représentations a des effets bien réels dans le monde social, dans le monde du travail en l’occurrence. Il met constamment les travailleurs handicapés en position d’avoir à justifier leur légitimité, même s’ils ont les diplômes et les compétences professionnelles requises pour occuper leur poste, comme s’il fallait qu’ils déploient des processus de compensation ( de quoi, on se le demande bien tant l’expression "compenser son handicap" est aussi dépourvue de sens que "compenser son pied gauche ou son auriculaire droit") en faisant preuve de qualités exceptionnelles ».
La pitié dangereuse
Si le refus de reconnaître qu’il pourrait exister des situations où il est nécessaire de « compenser son handicap » pourrait être l’objet de discussion, Cécile Morin propose une réflexion intéressante sur la tendance délétère à l’apitoiement (une forme dévoyée de la charité ?) dès lors qu’on s’intéresse aux personnes handicapées. C’est ainsi notamment qu’elle moque l’utilisation récurrente de l’expression « leçon de vie » pour évoquer le parcours des personnes handicapées. « Si en plus des obstacles de toutes sortes et de l’arbitraire des normes qui les excluent de l’accès à l’emploi ou les assignent à des filières de relégation, les personnes handicapées doivent, une fois qu’elles ont décroché un travail, devenir une "leçon de vie" pour leurs collègues, je crains que la charge mentale ne soit un peu lourde. (…) En ce qui me concerne, j’ai bien peur d’être une employée assez peu inspirante quand j’arrive au travail le matin, râlant contre le photocopieur déjà en panne ou la machine à café qui ne rend plus la monnaie, et je doute fort que mes collègues puissent en tirer quelque leçon que ce soit, une "leçon de vie" qui plus est ! Pas plus que le handicap ne nous définit de manière négative, nous rendant inaptes par nature à l’exercice d’un emploi, il ne détermine aucun avantage comparatif dans l’ordre des vertus : nous n’apportons pas la moindre once de plus-value morale, de supplément d’âme à l’entreprise, si tant est que cette expression ne relève pas de l’oxymore. Et c’est au prix du renoncement à ces deux préjugés validistes que nous pourrons espérer être considérés non plus comme des objets de commisération, d’assistance ou d’inspiration, mais comme des sujets de droit » conclut-elle.
Meurtre avec la complicité bienveillante de la société
Ces observations de Cécile Morin signalent comment le rejet
du "validisme" peut-être un terreau fertile pour des
réflexions intéressantes (voire pertinentes) sur notre perception
du handicap.
La tribune « Nous, handi(e)s, nous voulons vivre » recèle
également des éléments qu’il ne faudrait pas refuser d’entendre
uniquement à cause de quelques parti-pris formels éventuellement
agaçants. Cette tribune est une réaction au récit d’Anne Ratier,
qui dans un livre publié au début de l’année, a raconté comment en
1987, elle avait mis fin à la vie de son fils, âgé de trois ans,
polyhandicapé. Ce témoignage a été très largement médiatisé. Anne
Ratier a ainsi accordé plusieurs interviews à la presse,
bénéficiant généralement d’un accueil bienveillant. Son discours en
faveur de la légalisation de l’euthanasie a notamment rencontré un
écho très favorable. Mais les auteurs de « Nous, handi(e)s,
nous voulons vivre » refusent de participer à ce concert de
louanges. Ils se montrent au contraire horrifiés par l’idée que
beaucoup paraissent considérer comme normal de mettre fin à la vie
d’une personne, parce que cette vie ne paraissait pas vivable. Ils
notent que le récit d’Anne Ratier a donné lieu à « un
déferlement de commentaires validistes, félicitant cette femme
d’avoir commis ce geste car selon elle, la vie de son fils ne
valait pas la peine d’être vécue ». Ils constatent que ce
n’est pas le manque d’accompagnement qui a conduit Anne Ratier à
agir ainsi, mais sa « vision des choses ». « Le
meurtre serait la conséquence d’une soi-disant lucidité face à la
vie et au futur de Frédéric, alors même qu’elle ne sait pas ce
qu’il ressent et qu’il ne peut le décrire. Un tel raisonnement est
impensable pour un enfant valide » remarquent-ils et
s’insurgent : « La publication, la circulation et la promotion
de ce livre sont dangereuses. Il met en danger toutes les personnes
malades et dépendantes déjà maltraitées par leurs familles, leurs
conjoint-e-s ou leurs proches. Aux familles sidérées par l'annonce
de la maladie de leur enfant, il laisse supposer que tuer leur
enfant en raison de son diagnostic serait un acte généreux. Il
légitime les infanticides d'enfants handicapés, déjà massifs
», insistent-ils. Pour les auteurs de cette tribune, le geste
d’Anne Ratier ne peut être considérée comme une euthanasie et ils
expliquent : « Il n'y a pas de débat possible sur la
qualification de l'acte. Il s'agit d'un homicide volontaire avec
préméditation sur une personne vulnérable et dépendante. Ce n'est
ni une euthanasie (mort sans douleur administrée par le corps
médical), ni un suicide assisté (qui est un projet intentionnel de
la personne en souffrance). Frédéric vivait, riait, n'a jamais
demandé à mourir. Il est mort après une longue agonie. Aucun
diagnostic et aucun symptôme ne justifie la mise à mort d'une
personne. (…) Personne n'a le droit de nous tuer, quelle que soit
la gravité de nos conditions (…). Celles et ceux qui, parmi
nous, sont dépendant·e·s, ont des douleurs chroniques, des
difficultés à s'exprimer, ne peuvent pas manger ou se tenir debout
sans assistance, ont du plaisir à vivre et à nouer des relations
épanouissantes avec les autres. Nos vies valent la peine d'être
vécues », développe la tribune.
Cette dernière poursuit encore en proposant une définition du validisme. « Le validisme est l'oppression exercée envers celles et ceux qui sont malades chroniques, neuroatypiques, avec des symptômes ou des troubles, avec ou sans diagnostic... Il consiste en la dévalorisation, l'exclusion, la discrimination et l'exercice de violences, au niveau personnel, politique, économique et culturel. Lorsqu'une société transmet le mépris et le rejet des handi·e·s, lorsqu'une société organise leur exclusion, leur discrimination, tolère les violences, alors elle nourrit la haine à leur égard, favorise les gestes et les propos meurtriers. L'idée selon laquelle une vie qui n'est pas parfaitement indépendante de toute aide et assistance extérieure ne vaut rien est une illusion » décrivent-ils.
Ce qui se conçoit bien…
C’est un plaidoyer dont l’acuité est à la mesure de la blessure ressentie. C’est un plaidoyer dont beaucoup apprécieront la pertinence quand il rappelle la dangerosité d’applaudir la mort des handicapés, la dangerosité de reconnaître à certains la capacité de dire ce qui est une vie acceptable, la dangerosité des œillères face à un discours médiatique qui tout entier jeté dans la défense d’une cause (l’autorisation de l’euthanasie) est prêt à toutes les compromissions et oublie toutes les nuances, pour ne retenir que l’émotion. Mais c’est un plaidoyer qui laisse affleurer des limites et deviner les critiques que l’on pourrait adresser à cette nouvelle lutte.
On pourra tout d’abord exprimer quelques réserves sur le recours à ce terme de "validiste", de la même manière que l’émergence dans le discours politique et sociétal de nouveaux mots peut susciter une certaine défiance, tant il est difficile de comprendre pourquoi des combats portés depuis de si nombreuses années (l’anti racisme, l’anti sexisme…) ont besoin de nouveaux termes. S’ils en ont besoin, c’est bien pour exprimer une certaine radicalité, une radicalité, qui si elle peut s’expliquer par l’urgence de certains enjeux, est néanmoins potentiellement dangereuse.
Oppression ?
Et l’anti validisme n’est pas exempt de radicalité, même s’il s’en défend. D’abord, parce qu’il parle des obstacles dressés sur le parcours des personnes handicapées comme d’une « oppression » (pour reprendre le terme utilisé par Elena Chamorro, sur son blog hébergé par Mediapart), d’une « violence ». Or, si l’on peut effectivement admettre l’insuffisance (voire l’hypocrisie) des politiques publiques pour réduire les différences entre personnes handicapées et personnes non handicapées, si l’on peut reconnaître les maladresses ou l’absence de réflexion éthique et mesurer la pression sociale exercée par certaines normes, considérer les obstacles réels comme une « oppression » volontaire et organisée relève probablement d’une outrance, si ce n’est d’une certaine malhonnêteté intellectuelle.
Encore et toujours, le risque majeur de l’absence de nuance
Par ailleurs, jusqu’où doit aller l’anti-validisme ? Faut-il considérer par exemple qu’au nom de l’anti-validisme, les avortements thérapeutiques devraient être proscrits ? Cette question a conduit certaines militantes féministes à prendre leur distance avec l’anti-validisme et à le critiquer. Les militants anti-validistes se défendent évidemment de toute position hostile à l’avortement mais insistent : « Si il est hors de question de remettre en question le droit à l'avortement, tout comme à un avis médical scientifique et rigoureux, un infanticide est inacceptable » ou ajoutent encore « condamner des infanticides n’a rien d’antiféministe ».
Cependant, certaines extrémités peuvent interroger. Le docteur
Laurent Alexandre, qui est régulièrement traité de validiste,
"insulte" dont il se moque avec sa distance et son ironie
habituelles, rappelait ainsi dans un billet publié l’année dernière
par l’Express : « Les anti validistes (…) considèrent que le
handicap n’a pas à être réparé peut être un choix libre et éclairé,
surtout quand ils se sont construits autour. Certains paraplégiques
antivalidistes expliquent qu’ils refuseraient un traitement leur
permettant de remarcher ». Quelques lignes plus haut, il
évoquait également le cas de « certains extrémistes sourds
[qui] souhaitent utiliser le DPI (diagnostic pré-implantatoire)pour
obtenir de façon certaine un enfant sourd. L'enfant parfait n'est
alors pas l'enfant zéro défaut, mais celui qui est sourd comme papa
et maman ». Une telle situation ne peut qu’interpeller car
elle signale comment ceux qui se font forts de dénoncer les
discriminations qu’ils subissent au nom d’une norme supposée sont
prêts à imposer leur propre norme, quitte à mettre délibérément
leur enfant dans une position difficile (même si elle l’est à cause
du regard des autres !).
La trisomie 21 n'est pas une construction sociale
Or, dans un tweet récent en réponse aux nombreuses attaques qu’il reçoit pour ses positions tranchées, Laurent Alexandre martèle : « Non, la trisomie 21 n’est pas une construction sociale. Non la mucoviscidose, la cécité ou la myopathie ne sont pas une construction sociale. Non, l’insuffisance rénale ou respiratoire ne sont pas une construction sociale ». Ainsi, Laurent Alexandre récuse avec de nombreux autres (dont des défenseurs des personnes handicapées qui refusent qu'on leur impose le modèle défendu par les anti-validistes...) un dévoiement à l’extrême du principe élémentaire qui rappelle effectivement qu’une mutation n’est pas une tare… ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle ne doit être modifiée à aucun prix. Cette glorification de ce qui "est" contre ce qui pourrait être bien meilleur apparaît comme une position inquiétante et qui va à l’encontre d’une grande partie du progrès médical de ces dernières décennies qui loin d’être mu par une volonté eugénique, est inspiré par le souci d’améliorer constamment la qualité de vie de tous, quelle que soit leur condition.
Pour mesurer l’intensité de ces débats et pour déterminer ce qui
dans les combats anti-validistes contribue à une réflexion utile et
ce qui relève peut-être plus de présupposés sans nuance, vous
pouvez lire :
Nous handi(e), nous voulons vivre,
https://blogs.mediapart.fr/cerridwen/blog/090419/nous-handies-nous-voulons-vivre
Chronique du validisme ordinaire :
http://clhee.org/2018/11/28/chronique-du-validisme-ordinaire-26-novembre-2018/
Le blog d’Elena Chamorro :
https://blogs.mediapart.fr/elena-chamorro/blog/281118/le-validisme-c-est-un-mot-que-je-ne-connais-pas
Le billet d’humeur de Laurent Alexandre :
https://www.lexpress.fr/actualite/sciences/l-humanite-regardant-son-corps-sept-chapelles_2006492.html
Le tweet de Laurent Alexandre : https://twitter.com/dr_l_alexandre/status/1115966681669615619
Aurélie Haroche