
La mort pour seul horizon
Ce passage entre hier et demain, entre ce que nous ne pouvons plus
changer et ce que nous ne faisons que rêver nous interdit de penser
aujourd’hui. Il faut dire que ce qui semble symboliser notre
horizon immédiat est terrifiant : la mort. La mort a envahi
l’espace médiatique, elle est en filigrane tans tous les discours.
« Le décompte quotidien des morts, les souffrances des malades,
les inquiétudes pour la vie de nos proches, l’incapacité
d’accompagner dignement nos disparus, la prise en charge directe de
la question de la vie par les instances politiques en charge de la
santé publique et des politiques de lutte contre l’épidémie… tout
cela signe le retour du tragique dans notre vie de tous les
jours » décrit dans une tribune publiée par France TV, le
politologue Pascal Perrineau.Tu ne meurs pas de ce que tu es malade : tu meurs de
ce que tu es vivant
Taboue, oubliée, bannie : la mort est l’invitée surprise des
plateaux de télévision et des réseaux sociaux de cette année 2020.
L’homme moderne était presque parvenu à oublier sa condition de
mortel qui lui est rappelée avec violence. Sans doute, déciller les
yeux de ceux qui avaient rangé la mort dans la catégorie des
impensés ou des accidents n’est pas inutile, même si elle blesse
notre orgueil. « En tant que communauté humaine, nous sommes
condamnés à faire corps d’une manière qui nous oblige à apprendre à
mourir, et à arrêter de déléguer notre mort à autrui, à prendre en
charge toutes les vies et toutes les morts de façon égale. L’"homme
occidental blanc" (si un tel terme veut dire quoi que ce soit) ne
peut plus faire comme si la mort ne le concernait pas » remarque
ainsi le philosophe Achille Mbembe, dans un entretien à Philomag,
rappelant la différence certaine entre les pays riches et les pays
pauvres face à cette crise. L’écart concerne notamment en partie la
confiance accordée à la puissante technologique. « À mes yeux,
nos sociétés subissent aujourd’hui un choc anthropologique de tout
premier ordre. Elles ont tout fait pour bannir la mort de leurs
horizons d’attente, elles se fondaient de manière croissante sur la
puissance du numérique et les promesses de l’intelligence
artificielle. Mais nous sommes rappelés à notre animalité
fondamentale, au « socle biologique de notre humanité » comme
l’appelait l’anthropologue Françoise Héritier. Nous restons des
homo sapiens appartenant au monde animal, attaquables par des
maladies contre lesquelles les moyens de lutte demeurent rustiques
en regard de notre puissance technologique supposée : rester chez
soi, sans médicament, sans vaccin… » remarque dans un entretien
diffusé par Mediapart et Tribune juive l’historien des de la guerre
Stéphane Audoin-Rouzeau. « La croyance en l’augmentation
indéfinie des capacités de l’homme, l’allergie du transhumanisme à
l’idée même de mort, l’externalisation de celle-ci, en un mot
l’éloignement de la mort de la vie nous a fait oublier la
magnifique sentence de Montaigne : "Tu ne meurs pas de ce que tu es
malade : tu meurs de ce que tu es vivant" » renchérit Pascal
Perrineau.Absurde
La sagesse tragique qu’Emmanuel Macron ne connaît que
dans les livres
Sans doute la réponse de nos sociétés et de nos dirigeants, à
travers les mesures de confinement notamment (qui s'imposaient
cependant certainement pour éviter le dépassement des capacités
hospitalières), favorisent cette « panique ». Pour Pascal
Perrineau, il n’est pas inutile d’appréhender la réaction de nos
responsables politiques en s’intéressant à la perte du « sens
tragique ». Il remarque que nos dirigeants actuels n’ont pas
été confrontés à ce sens tragique. « Pendant des siècles, nos
hommes politiques, au contact de la guerre et parfois d’épidémies
beaucoup plus meurtrières, savaient que le tragique était partie
prenante de l’histoire. Léon Gambetta, Georges Clemenceau, André
Tardieu, Léon Blum, Paul Reynaud, Charles de Gaulle ou Vincent
Auriol, autant d’hommes qui, chacun dans leur famille politique,
furent porteurs d’une "sagesse tragique", selon la forte expression
du philosophe Marcel Conche (…) De manière évidente, les trois
derniers présidents de la République ont été élevés et sont entrés
en politique dans un contexte où le tragique, dans ce qu’il a de
plus indicible (la guerre, la barbarie, la mort "industrialisée",
l’absurde), n’est pas central. Ils ont pensé et ils pensent la
société française au prisme de la paix, de la stabilité et de la
gestion rationnelle de l’action publique. Ils sont persuadés que la
mondialisation et l’Europe (qui assurent l’interdépendance) et les
formidables progrès technologiques protègent du tragique. (…) Dès
1938, Raymond Aron avait pressenti que "l’existence humaine est
dialectique, c’est-à-dire dramatique, puisqu’elle agit dans un
monde incohérent, s’engage en dépit de la durée, recherche une
vérité qui fuit, sans autre assurance qu’une science fragmentaire
et une réflexion formelle". Tout est dit et l’on ne peut s’étonner
qu’à la fin de sa vie le philosophe précise : "Le drame des hommes,
c’est qu’ils ne savent pas que l’histoire est tragique"
».Au-delà d’un filtre intéressant pour décrypter les choix de nos responsables politiques, cette perte du sens tragique est probablement une des raisons de la peur qui nous assaille : « Ce sens du tragique, au meilleur sens du terme, nombre d’hommes et de femmes l’ont oublié. Cette omission contribue à comprendre l’ampleur de la peur et, parfois, de la panique (…) Comme le déclarait récemment le philosophe André Comte-Sponville, "le sens du tragique est un antidote contre la peur », insiste Pascal Perrineau. Il veut croire que l’une des voies du rétablissement de la confiance des peuples dans les hommes politiques réside dans une redécouverte du sens tragique. « Plus que jamais, pour conjurer leurs peurs et leurs défiances, ils attendent de leurs représentants une prise en compte réelle de ce tragique. C’est à ce prix que la confiance politique pourrait être retrouvée » écrit-il.
Si l’on pourrait considérer difficile l’application d’une telle leçon à l’heure des réseaux sociaux et du sentimentalisme (sans doute l’un des ennemis de la sagesse tragique) qui est l’un de ses principes phares, on lira cependant avec intérêt les contributions de :
Pascal Perrineau : https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/etapres-le-retour-du-tragique-une-voie-de-reassurance-pour-nos-societes_3816571.html
Achille Mbembe : https://www.philomag.com/lactu/temoignages/achille-mbembe-lhomme-occidental-blanc-ne-peut-plus-faire-comme-si-la-mort-ne-le
Stéphane Audoin-Rouzeau : https://www.tribunejuive.info/2020/04/14/joseph-confavreux-stephane-audoin-rouzeau-nous-ne-reverrons-jamais-le-monde-que-nous-avons-quitte-il-y-a-un-mois/
André Comte-Sponville : https://www.letemps.ch/societe/andre-comtesponville-laisseznous-mourir-voulons
Aurélie Haroche