Faut-il offrir des écrans pour Noël ?

Paris, le samedi 24 décembre 2022 – Tablettes, téléphones, ordinateurs et autres écrans en tous genres : à n’en pas douter, ce soir, le Père Noël devrait encore livrer sous les sapins un grand nombre d’objets numériques à destination des enfants et des adolescents. Or, le déballage des cadeaux sera peut-être l’occasion de petites frictions entre la dinde et la bûche. Le Monde rapportait en effet ainsi récemment comment la question du temps passé devant les écrans par les plus jeunes suscitait de plus en plus de hiatus dans les familles entre des grands-parents trop libéraux et des parents plus rigoristes (ou inversement), ce que le sociologue Claude Martin décryptait en rappelant : « Ily a une incroyable focalisation des parents sur la mesure du temps d’écran due notamment aux injonctions de la société. Quand vous lisez par exemple La Fabrique du crétin digital [du docteur en neurosciences Michel Desmurget, paru au Seuil en 2019]il faudrait zéro écran avant 6 ans. Or, tout le monde sait qu’aujourd’hui cela relève de l’impossible. Cela ne fait que mettre les parents dans l’embarras et la culpabilité, surtout pour les mères qui relayent le plus souvent ces injonctions. »

Mal du siècle

Ainsi, les lecteurs de La Fabrique du crétin digital se montreront sans doute offusqués que le petit dernier ait reçu impunément d’un oncle ou d’un cousin une tablette dernier cri. Ils s’empresseront probablement de répéter l’argumentation d’une tribune publiée il y a un an dans les colonnes du Monde et qui avait suscité de nombreux commentaires. Il faut dire que son titre était sans nuance : les responsables politiques à son origine (dont Caroline Janvier, député LREM du Loiret) affirmaient : « La surexposition des enfants aux écrans pourrait être le mal du siècle ». A l’aune de cette alerte, le texte était assez terrifiant. Parlant « d’aliénation numérique », il énumérait : « Les écrans sont (…) non seulement des loisirs limitatifs à une période cruciale pour le développement, mais aussi et surtout des entraves à l’acquisition du langage, à la mémorisation des savoirs. Ils ont aussi une influence néfaste sur le sommeil, l’alimentation, ou encore la gestion des émotions. (…) Regarder un écran le matin avant l’école est associé à trois fois plus de risques de présenter un trouble primaire du langage. Le faire sans discuter des contenus visionnés avec son entourage, à six fois plus de risques. Quand on sait combien la maîtrise du langage est un élément central dans le développement cognitif et socio-émotionnel, très logiquement, sa dégradation peut être une entrave à la réussite des enfants et à leur adaptation scolaire et sociale.Un usage excessif a aussi des conséquences sur leur santé physique : des repas bio pour nos enfants c’est bien, mais si c’est devant Sam le pompier, hypertension artérielle et obésité s’inviteront peut-être aussi à leur table, la pratique du visionnage de films pendant les repas étant notamment associé à la consommation de junk food. Nos enfants sont aussi devenus une cible marketing des publicités agroalimentaires, intercalées entre deux dessins animés parfois conçus pour susciter d’impulsives envies de sucreries. Envies qu’ils pourraient d’autant plus avoir de difficulté à maîtriser s’ils sont en manque de sommeil. Car oui, les écrans affectent à la fois la qualité et la quantité de sommeil. Et qui dit altération du sommeil dit aussi moins bonne gestion des émotions, souffrance psychique et affectation du fonctionnement de la mémoire ».

Le temps perdu devant les écrans ne se rattrape guère

Voilà qui pourrait plomber le repas de Noël tandis qu’Arthur, cinq ans, aura en quelques secondes compris la façon d’allumer sa tablette et d’y installer les jeux les plus divertissants. La réponse à cette description apocalyptique par les moins inquiets sera sans doute difficile. D’abord, il est vrai que toutes les données sur le temps passé devant les écrans montrent qu’il n’a fait qu’augmenter et que les périodes de confinement n’ont fait que renforcer ce phénomène. Or, même les experts qui invitent à un regard raisonné sur les outils numériques observent : « Si un jeune enfant passe trois heures par jour seul devant la télévision ou à jouer sur une tablette, c’est autant de temps pendant lequel il n’interagit pas avec ses parents et avec d’autres adultes ou enfants. Or les interactions sociales et verbales sont bien évidemment cruciales pour le développement du langage et des autres compétences cognitives. On peut donc aisément concevoir qu’un temps aussi important passé sur les écrans puisse constituer un manque-à-gagner, une perte de chance pour le développement cognitif (à hauteur de 2 points de QI pour trois heures quotidiennes d’exposition) » signalait il y a déjà plusieurs années sur son blog, le chercheur en neurosciences Françk Ramus qui il y a quelques semaines dans l’Express renchérissait : « Passer huit heures par jour devant un écran, c'est huit heures qu'on ne passe pas à faire d'autres choses qui peuvent avoir des effets cognitifs ou physiques intéressants, comme interagir avec des êtres humains, lire, faire ses devoirs ou du sport ».

« Les enfants d’aujourd’hui ne sont pas nécessairement plus mal lotis que ceux d’hier »

Bien sûr, mais le problème vient-il des écrans ou du temps passé avec eux, de l’absence de diversité des activités et de la rareté des échanges ? Franck Ramus assure : « Beaucoup d’autres activités solitaires, qu’il s’agisse de jouer avec un bout de ficelle, d’empiler des cubes, de faire des réussites, de regarder les trains passer, ou de faire du vélo, pratiquées pendant plusieurs heures par jour en lieu et place d’interactions sociales, auraient sans doute les mêmes effets. Les enfants d’aujourd’hui qui ont des écrans pour baby-sitters ne sont pas nécessairement plus mal lotis que les enfants d’antan qui étaient livrés à eux-mêmes lorsque leurs parents étaient trop occupés. Simplement, aujourd’hui les écrans sont partout (depuis les années 70 avec la télévision), ils sont attractifs pour les enfants, et sont devenus des baby-sitters idéaux pour les parents peu disponibles ou peu attentionnés. Ils sont donc également devenus des coupables idéaux pour les personnes qui constatent des retards chez les enfants faiblement socialisés. Dans ces cas-là, il ne suffit pas de dire aux parents de supprimer les écrans ; encore faut-il leur recommander des activités de substitution qui aient un rôle plus positif sur le développement cognitif » insiste-t-il.

Pas de toxicité intrinsèque

Le message ici de Franck Ramus et de nombreux autres chercheurs dans ce domaine est qu’il n’existe pas de toxicité intrinsèque des écrans. Bien sûr, ils ont probablement un pouvoir attractif bien plus important qu’une ficelle (mais également des vertus pédagogiques et interactives potentielles plus élevées !) ce qui peut favoriser les dérives. Cependant, en eux-mêmes, les écrans, utilisés de façon raisonnable et qui plus est en interaction avec d’autres personnes et/ou dans le cadre d’une activité pédagogique ne constituent nullement un danger et peuvent même être vues comme enrichissants. « Il existe des recherches qui montrent que certains contenus audiovisuels éducatifs ont un effet positif, alors que d'autres ont un effet négatif » tranche Franck Ramus.

Association n’est pas raison

Ce discours qui dérangera sans doute quelques convives s’appuie sur le fait que les études sur le sujet sont controversées, notamment parce que leur méthodologie n’est pas toujours des plus rigoureuses. En la matière, les travaux dont les résultats sont les plus alarmants sont aussi ceux qui manquent le plus de bases scientifiques solides. Telle était une des conclusions d’une méta analyse publiée dans JAMA Psychiatry ce printemps. Par ailleurs, les études les plus récentes sont moins nombreuses à identifier un lien entre exposition aux écrans et troubles du comportement. En tout état de cause, « les liens trouvés sont vraiment légers, ce qui est rassurant », avait commenté à l’organisme Science Media Center, le psychiatre britannique Russell Viner ayant conduit la méta-analyse. Ce dernier avait également insisté sur le fait qu’il était impossible de déterminer le rapport de cause à effet.  « C'est un sujet très complexe et on ne peut pas conclure que c'est l'exposition aux écrans qui crée des problèmes », avait-il souligné. De même Franck Ramus explicitait il y a déjà plusieurs années sur son blog : « Il y a plusieurs raisons pour lesquelles nous pourrions observer cette association entre écrans et capacités cognitives : s’il est possible que le temps passé devant les écrans ait effectivement un effet négatif sur les performances cognitives de l’enfant, il est également possible que les enfants ayant de moins bonnes capacités cognitives soient plus attirés par les écrans que les autres, ou bien encore qu’il existe d’autres facteurs (…) qui influencent à la fois l’exposition aux écrans et le développement cognitif ».

Franck Ramus ou Russel Viner sont loin d’être les seuls à mettre en garde contre des interprétations hâtives des associations observées entre temps d’écran et troubles divers. La plupart des pédopsychiatres qui prennent en charge des patients semblant présenter une tendance « addictive » vis-à-vis des écrans et qui s’alarment de « l’explosion » de leur consommation nuancent cependant. « Les écrans ne sont pas la cause de la détresse psychique mais ils y participent » expliquait ainsi dans Le Figaro, le PPhilippe Duverger, chef du service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent du CHU d’Angers, tandis que Thomas Rohmer, fondateur de l’Observatoire de la parentalité et de l’éducation numérique (Open) renchérissait : « Les constats de terrain ne sont pas bons. Les professionnels de l’enfance indiquent que les jeunes sont plus fatigués, plus nerveux et que leur consommation d’écrans a explosé. Mais le lien de causalité n’est pas établi. C’est difficile de la faire part des choses entre une surexposition aux écrans et une qualité de vie familiale dégradée ».

Le dîner de Noël est fini. Les coupes de champagne (dont la toxicité intrinsèque a été plus que démontrée !) sont vides et la télévision est allumée. Les enfants ne la regardent pas, jouant avec les papiers cadeaux froissés. Et sur leur téléphone, certains adultes s’échangent et relisent :

Les écrans sèment la pagaille dans les familles : « Chez les grands-parents, c’est “open bar” » : https://www.lemonde.fr/m-perso/article/2022/12/19/les-ecrans-sement-la-pagaille-dans-les-familles-chez-les-grands-parents-c-est-open-bar_6155064_4497916.html

Tribune d’un collectif de responsables politiques : https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/12/10/la-surexposition-des-enfants-aux-ecrans-pourrait-etre-le-mal-du-siecle_6105445_3232.html

Le blog de Franck Ramus : https://scilogs.fr/ramus-meninges/les-ecrans-ont-ils-un-effet-causal-sur-le-developpement-cognitif-des-enfants/

Interview de Franck Ramus dans l’Express : https://www.lexpress.fr/sciences-sante/sciences/franck-ramus-on-a-engendre-une-veritable-panique-a-propos-des-ecrans-et-des-enfants_2183663.html

Rachel Eirich et coll. : « Association of Screen Time With Internalizing and Externalizing Behavior Problems in Children 12 Years or Younger », JAMA Psychiatry, DOI: 10.1001/jamapsychiatry.2022.0155

« Enfants, adolescents: quand les écrans les intoxiquent », https://www.lefigaro.fr/actualite-france/enfants-adolescents-quand-les-ecrans-les-intoxiquent-20210514

Aurélie Haroche

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