Les causes de ce changement : le rationnel épidémiologique
Cette petite révolution n’est pas le fait du hasard. Une nouvelle définition suppose en effet que le risque cardiovasculaire existe à partir des seuils déterminés. En toute rigueur, une pression artérielle (PA) normale doit donc mettre à l’abri de toutes les complications cardiovasculaires imaginables. L’essai SPRINT a probablement joué le rôle de catalyseur, mais il existait d’autres arguments épidémiologiques pour en arriver là. De nombreuses études d’observation et des méta-analyses ont abouti à des constatations dérangeantes: il est apparu qu’entre 130 et 140 mm Hg de PAS, le risque cardiovasculaire était loin d’être nul. En fait, il existe un gradient de risque qui est positivement associé au niveau de la PA y compris pour des niveaux de pression artérielle auparavant considérés comme normaux. Le risque semble augmenter progressivement et devenir significatif à partir d’un seuil qui peut être raisonnablement fixé à 120 mm Hg pour la PAS. Ce changement de cap est donc attendu depuis des années.Si l’on se réfère aux méta-analyses, la plupart permettent d’estimer le risque relatif, en fait le hazard ratio (HR) de maladie coronarienne et d’AVC en fonction des tranches de PA. Des chiffres de PAS/PAD compris entre 120 et 129 pour la PAS et 80 et 84 pour la PAD (120-129/80-84) confèrent un HR de 1,10 à 1,50 en comparaison à une PAS/PAS inférieure à 120/80. De même, lorsque l’on compare une pression artérielle à 130-139/85-89 mm Hg et une pression artérielle inférieure à 120/80 mm Hg, le HR varie entre 1,5 et 2,0. Qui plus est, ce gradient est retrouvé dans divers sous-groupes définis par le sexe et l’ethnie. Ce risque cardiovasculaire s’atténue tout en persistant chez le sujet âgé.
De quoi valoir aux PA élevées et à l’HTA le surnom de tueur silencieux qui leur va comme un gant. De fait il s’agit là d’un facteur de risque cardiovasculaire majeur accessible à la prévention, à l’instar du tabagisme chronique, ces deux facteurs étant largement impliqués dans la pathogénie de la maladie cardio-vasculaire (MCV) et des AVC. Il y a là une réalité épidémiologique indéniable qui doit être toujours prise en compte, voire réactualisée…
Une PAS supérieure à 180 et/ou une PAD supérieure 120 mm Hg sortent de cette grille de base. De telles valeurs imposent une prise en charge thérapeutique rapide, voire une hospitalisation s’il existe des signes qui font craindre une HTA maligne. La préhypertension disparaît, tout comme la notion de PA normale haute. Désormais, la PA est élevée dès le seuil de 120 mm Hg franchi, mais il ne s’agit pas encore d’HTA stricto sensu (voir le nouvel algorithme de prise en charge).

Les conséquences épidémiologiques
Avec l’ancienne définition, un Américain
adulte sur trois (32 %) avait des chiffres tensionnels élevés. Les
nouvelles recommandations amènent la prévalence correspondante à 46
%, une valeur qui regroupe les sujets hypertendus et les personnes
ayant des chiffres tensionnels élevés sans HTA stricto sensu, soit
la moitié de la population étatsunienne. Un saut de 14 % en valeur
absolue mais de près de 50 % en valeur relative.
En gros, seule la moitié de la dite
population sera considérée comme normale pour ce qui est du niveau
de la PA: c’est un chiffre qui fait rêver. Certes, cette nouvelle
catégorie de PA élevée n’est pas a priori destinée à bénéficier
d’une pharmacothérapie. Dans l’idéal, cette tranche constitue un
signal d’avertissement pour le patient: c’est le feu orange qui
indique la nécessité de baisser les chiffres de PA pour repasser au
vert et éviter le rouge. Pour cela, des mesures hygiéno-diététiques
adaptées et bien suivies devraient éviter les antihypertenseurs en
repassant au-dessous du seuil 120/80 mm Hg et en éloignant le
spectre de l’HTA et de ses complications, qui se profilait à
l’horizon.
Tout bien portant est-il un hypertendu
qui s’ignore ?
Cette vision théorique et optimiste qui repose sur le modèle d’un humain raisonnable et rationnel mérite un bémol, tout en constituant quelque part le triomphe de la Médecine d’un certain Knock, version troisième millénaire. La moitié de la population étatsunienne souffre d’une surcharge pondérale ou d’une obésité, désormais, l’autre moitié aurait une PA élevée ou une HTA: à cette aune, il ne reste plus de candidats à la normalité, étant entendu que PA et poids sont souvent corrélés, ce qui laisse de l’espoir. Toute plaisanterie mise à part, car le sujet est sérieux, quelques dérapages sont à craindre.
Le risque d’échec des mesures
hygiéno-diététiques est de facto élevé dans des sociétés où le goût
de l’effort se dilue dans la virtualité omniprésente à force de
surfer sur les écrans des smartphones ou des tablettes. La
pharmacothérapie sera alors appelée à la rescousse plus souvent que
prévu par la théorie avec son lot d’évènements indésirables et son
impact sur les dépenses de santé.
Le phénomène risque d’être accentué par la mesure anarchique de la PA en recourant à des moyens de mesure non validés ou mal utilisés dont le marché est friand. Enfin, l’effet d’étiquetage ne doit pas être sous-estimé: dans l’esprit du patient, la frontière entre PA élevée et HTA s’avère ténue au point que bien souvent, celui-ci va se considérer comme un hypertendu à part entière et en faire une maladie. Qu’on y songe: la prévalence des PA dites anormales va tripler chez les hommes de moins de 45 ans et doubler chez les femmes dans les mêmes classes d’âge…
Bien sûr, c’est au médecin de réguler ce désordre en conseillant le bon tensiomètre et en éduquant son malade, ce qui demandera du temps et de la patience, du tact et de la mesure, mais in fine, n’est-ce pas là que la médecine redevient un art tout en restant une science?
Nihil novi sub sole selon la
vulgate latine qui permet d’ouvrir le débat, car à n’en pas douter,
les nouvelles recommandations qui auront surtout un impact chez les
sujets jeunes vont alimenter bien des conversations à juste titre,
mais si c’est pour le bien commun et individuel, alors c’est tant
mieux… La prévention primaire a certainement un prix pour être
optimale: c’est le moment de l’évaluer non plus sur le papier mais
sur le terrain.
Dr Philippe Tellier