Paris, le samedi 24 octobre 2020 – La même torpeur, mêlée
d’incrédulité et parfois de colère, a saisi une grande partie de la
France vendredi 16 octobre, quand a été révélé le sauvage
assassinat d’un professeur d’histoire, cible d’une fatwa aveugle et
de la négation consciente de la liberté d’expression, de
l’instruction et des valeurs de la République. Si cette question
n’est pas directement liée aux préoccupations principales du JIM,
nous nous sommes refusés au complet silence, face à un sujet dont
l’importance nous impose de dépasser certains de nos contours
habituels. Notre collaborateur le docteur Alain Cohen a ainsi pris
la plume sur ce sujet, en analysant comme à son habitude les
ressorts inconscients et les mécaniques implacables et en avançant
différentes réflexions sur ce drame national qui impose à tous,
médecins, infirmiers et citoyens d’être des sentinelles contre
l’obscurantisme.
Par le docteur Alain Cohen
« Les convaincus sont terribles » (Jules Vallès)
Il est des tribunes qu’on aurait préféré n’avoir jamais à écrire…
Alors que la planète lutte déjà contre une pandémie terrible, la
COVID-19, un autre mal – plus chronique –gangrène aussi nos
sociétés démocratiques : le fanatisme aveugle de ceux qui
n’hésitent pas à tuer de manière atroce, prétendument au nom d’une
foi qui n’est heureusement pas la conception portée par l’immense
majorité de ses fidèles. Comme le rappelle judicieusement Mohammed
Moussaoui, le président du Conseil Français du Culte Musulman, «
les irruptions du terrorisme se réclamant de l’Islam
(constituent) une “pandémie” mondiale féroce. »
Prof versus Prophète ?
« L’école pleure mais elle n’a pas peur » ; « Si Dieu
existe, il a honte » : ces slogans ont été vus pendant la
manifestation du 18 Octobre 2020, en hommage au professeur
d’histoire Samuel Paty, décapité par un fanatique pour avoir osé
aborder en classe un sujet tabou pour certains parents d’élèves :
le droit de caricature, le droit de satire, bref le droit de penser
autrement, car le milieu scolaire est (ou devrait être) un lieu
d’apprentissage de l’esprit critique, un lieu où les enfants
reçoivent d’autres sources d’informations que celles du seul giron
familial. Mais c’est précisément là que le bât blesse : en se
démarquant (parfois beaucoup) de la parole monolithique des
parents, le système scolaire plonge certains jeunes dans un conflit
de loyauté entre le discours contre l’intolérance reçu au collège
et le discours intégriste entendu parfois dans leur milieu familial
ou/et sur certains sites Internet. En l’occurrence, le prof semble
alors s’opposer frontalement à la parole présumée du Prophète. Dans
le langage de Bateson, à Palo Alto, c’est un risque avéré de double
contrainte, cette contradiction aux conséquences psychiatriques
éventuellement ravageuses : l’école et la République tirent à hue
(on peut rire de tout, on a même le droit au blasphème) quand la
famille et l’interprétation rigoriste de la religion tirent à dia
(on ne doit pas se moquer du sacré, le blasphème est un péché
mortel). Sur le fond, tout démocrate approuvera bien sûr
l’intention de l’enseignant-martyr : défendre la cause de la
liberté d’expression et de l’esprit critique. Mais sur la forme, sa
méthode est par contre plus discutable : n’aurait-il pas été
préférable de prendre des exemples plus lointains (Voltaire et
l’affaire Calas, Zola et l’affaire Dreyfus...) que cet exemple,
trop récent, des caricatures de Mahomet ? D’ailleurs, les
programmes scolaires d’histoire s’arrêtent généralement plusieurs
années avant l’époque présente (par exemple, la décolonisation
n’était pas abordée au lycée dans les années 1960). Remarquons
toutefois qu’en choisissant cet exemple contemporain, Samuel Paty
pensait sans doute mieux capter ainsi l’attention de ses élèves,
déjà sensibilisés sur ce thème par les médias, mais peut-être trop
jeunes pour réagir spontanément à des exemples plus anciens. Autre
maladresse de l’enseignant : faire sortir les élèves musulmans de
la classe, certes avec la pensée louable de les protéger d’une
image « choquante » pour leur culture. Mais alors pourquoi
insister pour en parler, quand on estime ce sujet «
offensant » et trop controversé ? Or cette démarche
précautionneuse a pu, sortie de son contexte, être jugée
stigmatisante par les parents des élèves concernés. Il est de plus
interdit, dans la France actuelle, d’opérer un tri, c’est-à-dire in
fine un choix, une discrimination, entre des individus, sur la base
d’un tel critère d’appartenance à une religion. Même en sachant
qu’elle est intervenue dans une finalité et un contexte très
différents de la Seconde Guerre Mondiale, cette démarche
contestable de l’enseignant n’est hélas pas sans rappeler celle des
enseignants de 1940 qui, sous le régime de Vichy, demandaient aux
élèves juifs de se désigner, pour bien s’assurer que le salut au
drapeau (alors exigé) n’était pas réalisé par un Israélite...
Notons cependant que, selon Le Monde[1], Samuel
Paty n’aurait pas demandé aux élèves musulmans de se désigner et de
sortir, ce qui clôt cette controverse puisqu’il a donné aux
autorités une toute autre version de cet « incident » aux
effets dévastateurs : « J’avais proposé à mes élèves de
détourner le regard quelques secondes s’ils pensaient être choqués
pour une raison ou pour une autre. À aucun moment, je n’ai déclaré
aux élèves : “Les musulmans, vous pouvez sortir car vous allez être
choqués.” Et je n’ai pas demandé aux élèves quels étaient ceux qui
étaient de confession musulmane. »
Liberté-boomerang
La liberté d’expression doit évidemment être défendue, mais il
ne faut pas oublier qu’elle s’apparente souvent à un boomerang
insidieux : c’est justement au nom de la liberté d’expression que
le père d’une élève de la classe de Samuel Paty a pu s’exprimer sur
les réseaux sociaux, en publiant des vidéos attirant l’attention
sur le « cas » de ce professeur pour réclamer son expulsion
du corps enseignant. Des lacaniens commenteraient là : «
l’expulsion du corps en saignant » et une pancarte de la
manifestation du 18 Octobre 2020 proclamait d’ailleurs « Je suis
prof et j’en saigne ! ». Sans doute ce père pensait-il que ce
professeur (qu’il qualifie de « voyou ») était allé trop
loin dans la défense de la liberté d’expression, en méprisant les
sensibilités chatouilleuses des croyants. Et en disant « stop
! » son intention consistait peut-être seulement à imposer
l’arrêt de toute publicité faite aux caricatures du Prophète, et
non à suggérer, en forme de fatwa, la disparition physique de
l’enseignant. Il n’empêche que ce discours haineux contre la
liberté de caricaturer a dû actionner un internaute
particulièrement fragile et prêt à en découdre contre « ces
chiens de mécréants », comme l’a dit cet assaillant après avoir
tué le professeur. C’est d’ailleurs aussi au nom de la liberté et
des droits de l’homme que la France accueille des réfugiés
originaires de Tchétchénie, sans savoir qu’avec Abdoullakh Anzorov
(ce futur terroriste) elle hébergeait hélas un cruel serpent dans
son sein. C’est le paradoxe de la démocratie, coupable de tolérer,
dans sa bienveillance, jusqu’aux factieux souhaitant la saper… Sur
le même principe (motivé cette fois par l’appât du gain), on
connaît l’aphorisme attribué à Lénine : « Les capitalistes
vendront la corde avec laquelle on les pendra. »
Dans son édition du 18 Octobre 2020 consacrée à l’attentat, Le
Parisien-Aujourd’hui en France rappelle que, face à ce type
d’attaques, les états de droit comme la France « sont pris au
piège de leurs idéaux. » Leur « esprit de tolérance et
d’ouverture à la diversité a fait perdre les repères. »
Et « par angélisme ou naïveté, en croyant défendre l’Islam,
nous avons fermé les yeux sur les dérives de l’islamisme
radical. » Et l’éditorialiste Jean-Michel Salvator complète
cette analyse : « par posture ou complaisance, toute critique a
eu vite fait d’être interprétée par certains comme une
stigmatisation ou de l’islamophobie. »
Quelle réplique ?
On peut esquisser cette dichotomie des actes terroristes : il
s’agit soit d’un terrorisme aveugle où les victimes sont frappées
au hasard (comme dans les attentats du 13 Novembre 2015 à
Paris[2] et celui du 14 Juillet 2016 à
Nice[3]) soit d’un terrorisme ciblé où les
victimes sont choisies de façon précise, à l’instar de Samuel Paty
(ou des victimes des attentats contre Charlie Hebdo[4] et contre le
magasin Hyper Cacher de Vincennes[5], en
Janvier 2015), pour leur appartenance à tel groupe détesté par les
terroristes. C’est à ce titre qu’on peut dire qu’en s’attaquant à
l’homme Samuel Paty, des terroristes comme Abdoullakh Anzorov (et
leurs éventuels commanditaires, quand ils n’agissent pas en «
loups solitaires ») s’attaquent aussi à des symboles : la
liberté de pensée, l’école, la république, la laïcité… Mais ce
constat doit surtout servir à inspirer des mesures prophylactiques
pour prévenir la reproduction de tels actes. Quelle réplique contre
la dérive sectaire et criminelle de ces jeunes, détachés de leur
culture d’accueil, au point de massacrer des représentants (ciblés
ou aléatoires) de ce pays où ils ne se reconnaissent pas ? Le
parcours de ces terroristes signe l’échec cinglant de
l’assimilation, longtemps gage d’une immigration réussie, mais
désormais compromise, sans doute davantage par les difficultés
d’insertion professionnelle que par les dérives de la religion :
rappelons que les immigrés des années 1960 travaillaient dans des
usines où les postes de travail sont aujourd’hui occupés par des
robots, quand ces usines ne sont pas –mondialisation oblige–
purement et simplement délocalisées dans des pays
étrangers…
Expliquant sur France-Info qu’« aucun élève ne doit être invité
à sortir de sa classe parce qu’on va parler de Charlie Hebdo ou des
caricatures du Prophète », Manuel Valls appelle (comme
d’autres) « toute la presse à republier les caricatures » dénoncées
par les intégristes. Tous les élèves pourraient ainsi savoir ce
dont il s’agit, en disposant bien sûr du droit de les critiquer,
mais cette fois en connaissance de cause. Actuel Président du
conseil régional de Provence-Alpes-Côte d’Azur (et médecin de
formation), Renaud Muselier a d’ailleurs annoncé la publication
prochaine d’un ouvrage sur la liberté d’expression incluant des
caricatures qui sera remis à tous les collégiens. Quelle meilleure
réplique à l’obscurantisme, pour ne pas contraindre des enseignants
à l’autocensure, par crainte pour leur propre sécurité, une
situation où les adversaires de la liberté d’expression auraient
alors gagné la partie ? Le philosophe Raphaël Enthoven appelle
aussi à « brandir à l’unisson des caricatures de Mahomet pour
que la peur ne fasse pas loi et qu’on traite l’Islam en adulte, et
non en gamin susceptible. »
#Pas de vague
Depuis quelques années, la colère des enseignants s’exprime sur
Twitter par le hashtag #Pas de vague. Ils décrivent la
déliquescence de la discipline, du respect, des valeurs dans
l’école publique. Et surtout, leur sentiment d’être trop souvent
lâchés par leur hiérarchie, prompte à leur conseiller «
diplomatiquement » d’arrondir les angles, d’avaler quelques
couleuvres pour ne pas faire de vague avec certains parents
d’élèves à la susceptibilité exacerbée. Pour Marine Le Pen, ce
mouvement sur Twitter constitue chez les professeurs une façon de «
briser l’omerta. » Picorer quelques paroles de profs mécontents
permet de comprendre comment, progressivement, on a pu « en
arriver là », à ce paroxysme de mépris pour le système scolaire
et républicain où un prof devient une cible toute désignée, à
abattre froidement. On lit ainsi, par exemple, un tweet où une
professeure pourtant « agressée au cutter par un élève n’a
obtenu de sa direction que le renvoi temporaire de son
agresseur. » Évoquant des lycéens « se dézippant la
braguette en classe pour la mettre mal à l’aise », une autre
enseignante a reçu de sa direction le simple conseil de « mieux
gérer sa classe. » Et cette troisième professeure (qui fait
cours la porte ouverte, alors qu’un élève passe dans le couloir et
lui crie « Madame M, sale pute ! ») dénonce la réaction à la
Ponce Pilate de sa Principale : « Vous avez peut-être mal
entendu car ce n’est pas sa version des faits. » Commentaire
désabusé de cette enseignante : « Heureusement que j’avais une
douzaine d’élèves de 6èmecomme témoins ! »
Dans ce contexte, on peut se demander si Samuel Paty a bien été
soutenu par sa hiérarchie, lorsqu’il était encore temps ? De
mauvais arrangements en légères compromissions, de petites
démissions en gros aveuglements, l’administration du système
scolaire finit ainsi par tolérer tacitement de dénaturer son socle
fondateur : l’apprentissage du vivre ensemble… Dans son article
Liberté d'expression : De quoi parle-t-on ?[6], Denis
Ramond compare les mots « offensants » à « de simples
piqures de moustiques ne devenant préjudiciables qu’à condition de
se répéter. » Mais l’auteur note qu’on tombe aussitôt devant un
paradoxe sorite (à partir de combien de grains peut-on parler de
tas ?)[7]. Appliqué au sujet des entorses au vivre
ensemble, à partir de combien de « piqures de moustiques »
les offenses à la laïcité sont-elles dangereuses pour ce fondement
de nos institutions ? Quelles entorses à notre « intégrisme
laïque » (celui consistant, par exemple, à débaptiser les
vacances de la Toussaint en « vacances d’automne » et celles
de Noël en « vacances d’hiver » pour souligner la
déchristianisation totale de l’école républicaine) sont-elles
encore acceptables, et quelles entorses insidieuses risquent-elles
de préluder, sur une pente savonneuse, au drame de
Conflans-Sainte-Honorine ?
Le professeur aurait pu choisir d'autres exemples pour parler de la liberté d'expression ? Face à des élèves dont la culture est tellement limitée que certains au collège ignorent ce qu'est une locomotive ? Qu'ils ne vivent que pour snapchat ? Tous les profs d'histoire géo que je connais (à commencer par mon conjoint, 14 ans dans le même bahut d'une des villes les plus pauvres de France, où les prénoms du calendrier sont de plus en plus rares) utilisent les images de Charlie dans leur séquence sur la liberté d'expression. Pas en les balançant comme un paquet de sottises juste après le titre du cours, évidemment.
Les enseignants sont des professionnels (enfin, à part ceux qu'on recrute à Pôle Emploi, évidemment). Ils s'adaptent à leurs élèves et font leur métier avec rigueur et passion. Il y a des imbéciles, comme dans toutes les professions. Monsieur Paty n'était pas un imbécile, et ce qui lui est arrivé aurait pu arriver à mon mari ou à un de nos amis. Il savait faire son métier (et à en croire ses élèves, ça se passait très bien), et entendre ou lire des commentaires sur la façon dont il aurait pu s'y prendre pour enseigner la liberté d'expression, ça me met en colère. C'est embêtant, je suis moins concentrée pour compter mes paquets de 30 masques pour les patients Covid+.
La caricature du prof qui bosse 18 heures par semaine 9 mois par an, on arrête quand ? Venez chez moi un dimanche ou en juillet, on fera un débat sur la façon de construire une séquence de cours.
Aline Bourgeon (pharmacien)
Il a été décapité... MAIS
Le 24 octobre 2020
Car, si je comprends bien, S. Paty l'a aussi un peu cherché. Il a choisi de mauvais exemples. C'est sûr que s'il avait choisi l'affaire Calas, aucun catholique intégriste ne serait venu le décapiter. Mais c'est sûr aussi que, pour un élève de 4è, Voltaire et l'Homme de Néandertal, c'est un peu le même époque. Et le sujet suscite le même intérêt. S. Paty, qui ne pouvait ignorer qu'il prenait le risque d'une contestation, a choisi d'intéresser ses élèves. Avec un sujet contemporain. Avec un support connu de tous et qui avait déjà été suivi d'un massacre condamné unanimement.
Le but ultime de S. Paty : éviter que de tels actes puissent se reproduire. Et, pour cette raison, tous les MAIS qui ponctuent cet article sont terrifiants.
Dr M. De Bosschere
Choix des caricatures
Le 24 octobre 2020
Si la condamnation de l'assassinat de Samuel Paty doit être sans réserve aucune, il n'en reste pas moins que ce drame ne serait peut-être pas survenu si le choix de l'une des caricatures employées avait été différent. La première d'entre elles a un caractère sexuel, voire pornographique, indiscutable. Si une femme avait été représentée ainsi, dans le contexte actuel, pensez-vous que cela n'aurait pas choqué ? Je crois qu'une bonne part des parents, musulmans ou non, serait réticente à ce que leurs enfants d'environ treize ans y soient exposés. Adulte vous choisissez d'acheter Charlie-Hebdo, au collège c'est peut-être un peu différent. Comment exiger des élèves une tenue vestimentaire "républicaine" et utiliser ce type de dessin dans un cours, n'y a-t-il pas ici une incohérence ? Il existait assez de caricatures présentables de Charlie-Hebdo pour illustrer cette leçon indispensable sur la liberté d'expression. Notez qu'il ne me semble pas avoir vu ce dessin lors de l'hommage rendu à La Sorbonne, sauf erreur de ma part, ce qui témoignerait alors de son caractère outrancier. On peut donc admettre qu'un parent d’élève soit choqué (au nom de sa liberté d'expression) tout en lui déniant totalement un appel à la vengeance : le fameux "en même temps" cher à certains, n'est-ce-pas ?