
Comment sont dictés nos choix alimentaires ? Quels sont les leviers pour manger « mieux » ? Le praticien a-t-il encore un rôle dans un monde hyperconnecté où les « influenceurs » distillent des conseils alimentaires à coups hashtag ? Les inégalités sociales sont-elles suffisamment prises en compte dans l’élaboration des campagnes de santé publique ? Tout un programme pour cette première matinée de la journée annuelle de l’Institut Benjamin Delessert 2023 !
La main, plutôt que le cerveau ou le cœur
Après la vision sociologique de la « norme » alimentaire présentée par Claude Fischler (CNRS), Pierre Chandon (Insead) s’intéresse quant à lui au concept de nudge (défini comme un encouragement à faire un meilleur choix sans recourir à des incitations financières ni restreindre notre libre arbitre). Peuvent-ils inciter les individus à faire des choix alimentaires plus sains ? Il présente notamment les résultats d’une méta-analyse de 96 expérimentations de terrain (1) sur les nudges les plus efficaces pour inciter à manger mieux. Ils ont été classés par les auteurs comme suit :
·Nudges cognitifs qui cherchent à informer le consommateur : étiquetage nutritionnel descriptif, étiquetage simplifié évaluatif (type smiley), amélioration de la visibilité.
·Nudges affectifs qui cherchent à influencer le consommateur : appels à mieux manger, étiquetage épicurien (photos attractives).
·Nudges comportementaux qui cherchent à influencer les réponses motrices des consommateurs : amélioration pratiques (aliments prédécoupés par exemple) ou amélioration de la taille des portions.
En pratique, les nudges cognitifs se sont avérés les moins efficaces avec une diminution de l’apport énergétique journalier moyen de 64 kcal. Notons néanmoins que l’étiquetage nutritionnel simplifié sous forme de smiley reste plus efficace que l’étiquetage nutritionnel plus descriptif. Les nudges affectifs qui cherchent à motiver l’individu ou à attirer l’attention sur le goût plutôt que sur la nutrition (étiquetage épicurien) font mieux avec une réduction de l’apport énergétique de 129 kcal/jour en moyenne. Enfin, ce sont les nudges comportementaux qui remportent le palmarès avec une réduction moyenne de 209 kcal/jour. Selon Pierre Chandon, les mains (nudge comportemental), plutôt que le cerveau (nudge cognitif) ou le cœur (nudge affectif), constituent ainsi la meilleure cible pour influencer efficacement l’apport énergétique des individus. Ce constat peut alimenter les débats politiques sur la question du « mieux manger » et qui privilégie actuellement l’information nutritionnelle.
Une capacité « innée » de l’enfant à autoréguler ses apports
Les choix alimentaires de l’adulte sont en grande partie façonnés par les comportements alimentaires de l’enfance. Sandrine Monnery-Patris (CNRS) revient sur le concept des « 1000 premiers jours » qui constituent « une étape fondamentale dans la formation des préférences et des comportements alimentaires en termes de diversité alimentaire mais aussi de régulation des prises énergétiques ». Par exemple, la variété d’expositions sensorielles précoces via le lait maternel peut impacter l’acceptation des aliments nouveaux lors de la diversification alimentaire (2). Autour de l’âge de deux ans, l’enfant expérimente souvent une période physiologique de néophobie alimentaire durant laquelle il se montre réticent à consommer des aliments « nouveaux ». La réaction des parents à ce stade est alors déterminante, veillant à éviter des attitudes trop permissives avec des parents qui vont proposer des aliments de substitution plus sucrés, plus gras ou au contraire attitudes trop restrictives créant des relations conflictuelles à l’heure des repas. Sandrine Monnery-Patris insiste sur l’importance de présenter les aliments de très nombreuses fois sans contraindre l’enfant pour en faciliter l’acceptation par ce dernier et éviter d’exacerber le rejet alimentaire. Autre fait important, les enfants naissent avec une capacité « innée » à autoréguler leur apport alimentaire en fonction de leurs besoins mais cette capacité a tendance à diminuer avec le temps et devient plus sujette à influence familiale et culturelle. La culture du « manger sain » contemporaine contribue également à favoriser un environnement anxiogène auquel l’enfant est sensible. Comprendre comment la société et les pratiques éducatives « détournent » l’enfant de ses sensations internes est primordial pour mieux accompagner les enfants et leurs parents dans leurs choix alimentaires en revenant à l’essentiel, c’est-à-dire le « le plaisir de manger, notion fondamentale et pilier des comportements de l’enfant ».
Les professionnels de la nutrition seront-ils bientôt remplacés par les influenceurs ?
Les réseaux sociaux constituent un autre canal incontournable pouvant influer sur nos choix alimentaires. Les campagnes des pouvoirs publics et messages des professionnels de santé ont peu à peu été relayés par les influenceurs dont les contenus sont abondamment visionnés par les 16-24 ans en quête de repères et de modèles alimentaires. Les réseaux sociaux ont indéniablement des effets positifs sur la santé en relayant l’action publique et l’adaptant aux contraintes de ce jeune public (précarité budgétaire par exemple) et en la formalisant de façon intuitive (idées de recettes par exemple). Comme le résume Pascale Ezan (NIMEC) : « L’adoption d’une alimentation saine sur les réseaux sociaux s’inscrit dans un contexte collectif au sein duquel les influenceurs font figure de médiateurs engagés animant leur communauté et soutenant leurs abonnés dans leurs motivations à modifier leur alimentation. ». Le versant négatif de ces contenus numériques est qu’ils ne tiennent pas compte des facteurs individuels liés à l’alimentation (génétiques, sociaux, etc.), se focalisant sur son aspect « fonctionnel ». Ainsi ils la dépossèdent de son aspect « social », au risque de pousser leurs followers vers une quête (difficilement atteignable) d’une silhouette façonnée selon des normes genrées et provoquer et/ou conforter une insatisfaction corporelle chez des jeunes en situation de fragilité. L’éducation aux contenus numériques est plus que jamais nécessaire afin de contrecarrer les potentielles dérives de ces messages. Comme le rappelle Frédéric Dadoun (CHU Luxembourg), seuls des nutritionnistes certifiés ont les connaissances et les compétences nécessaires pour adapter la prise en charge nutritionnelle à chaque individu.
La littératie en santé, un concept émergent
Julia Bardes (CRCDC) poursuit la conférence en traitant du concept de littératie en santé venu d’outre-Atlantique, qui se réfère à « la capacité d’accéder à l’information, de la comprendre, de l’évaluer et de la communiquer de manière à promouvoir, à maintenir et à améliorer sa santé dans divers milieux au cours de la vie ». Près d’un adulte sur deux en France et en Europe « n’aurait pas les compétences suffisantes pour s’approprier l’information en santé et, plus largement, pour composer avec les exigences de la vie quotidienne et du travail dans une société complexe et évoluée ». Cette problématique toucherait davantage les populations à plus faible niveau d’éducation et de revenus qui n’auraient pas les mêmes « chances » d’accès aux services de soins. Agir sur le niveau de littératie en santé semble être un moyen simple et dont l’impact est facile à quantifier pour diminuer les coûts de santé. De nombreuses stratégies ont été proposées comme des programmes d’éducation à la santé afin d’augmenter les aptitudes individuelles, ou encore la formation des professionnels à une meilleure communication avec leurs patients. Méconnue en Europe il y a encore 10 ans, la littératie en santé est devenue un déterminant « majeur » (Santé publique France) voire « essentiel » (OMS) de la santé, sans oublier cependant qu’elle n’est qu’un facteur parmi d’autres (contraintes matérielles, culturelles, etc.) influençant nos choix alimentaires.
Pour consulter les résumés des intervenants : https://www.institut-benjamin-delessert.net/wp-content/uploads/2023/01/Dossier_JABD_20230130_WEB.pdf
Plus d’informations sur l’Institut : https://www.institut-benjamin-delessert.net/
Dr Dounia Hamdi