Paris, le samedi 22 juin 2013 – Nous avons déjà évoqué à plusieurs reprises dans ces colonnes comment, le 14 mai dernier, l’actrice Angelina Jolie révélait avoir choisi de subir une double mastectomie afin d’échapper à une malédiction familiale : une mutation du gène BRCA1 ayant tué sa mère et sa tante. Les nombreuses réactions provoquées par ce témoignage choc ont mis en évidence la très nette différence d’attitude existant en la matière entre la France et les Etats-Unis. Pour expliquer ces positions très contrastées, certains ont évoqué une appréhension différente du libre choix du patient et de l’exercice de sa volonté. D’autres ont préféré revenir sur la tentation interventionniste plus marquée aux Etats-Unis. Ici, le docteur Aaron Bensimon président de l’entreprise Genomic Vision, spécialisée dans la mise au point de test de diagnostic génétique propose une autre lecture de la révélation d’Angelina Jolie : il y voit l’annonce d’une médecine qui demain pourrait avoir plus pour objet le traitement des « risques » que celui des patients. Point de vue pas totalement attendu chez un spécialiste des tests génétiques !
Par le Dr Aaron Bensimon, PDG de Genomic Vision
Avec la révélation publique de sa double mastectomie préventive, l'actrice Angelina Jolie a jeté un sacré pavé dans la mare génétique. De passage récemment à Paris, la jeune femme, 37 ans, s'est dit heureuse « d'avoir pu faire avancer le débat » sur le cancer du sein, après la découverte de son gène défectueux BRCA1. Dans les magazines féminins, chez le coiffeur ou la manucure, sa spectaculaire opération est devenue un sujet de conversation récurrent.
Notre société, il est vrai, s'attache assez peu aux risques médicaux spécifiques auxquels sont confrontées les femmes : cancer du sein, des ovaires ou du col de l'utérus, autant de bad killers qui font des centaines de milliers de victimes silencieuses chaque année de par le monde. Mais ce qui étonne dans le cas Jolie, c'est bien l'aspect emblématique d'un geste décrit comme « absolument héroïque » (dixit Brad Pitt), mais au demeurant extrême et qui serait précurseur d'une nouvelle ère de médecine prédictive.
Tout bien portant…
Il ne faut pas être grand clerc pour deviner que l'accélération exponentielle des connaissances générées par la révolution biotechnologique en cours, et notamment les avancées en génétique, va bouleverser nos modes de vie. Et ce avec une ampleur qu'il nous est difficile d'imaginer aujourd'hui. Le séquençage du premier génome humain qui avait demandé 13 ans d'effort et des milliards de dollars n'est plus qu'un lointain souvenir. Le décodage personnalisé de notre génome, qui coûte encore 1000 euros, demain sera accessible à tout un chacun pour moins de 100 euros.
Qu'est-ce que cela va changer ? Tout. Notre rapport à la vie. La représentation que nous nous faisons de ce que sont la santé et la maladie. Entre être sain et malade va émerger une troisième catégorie: sain mais « à risque de ». Dès notre naissance, la cartographie de nos mutations génétiques héréditaires pourra être dressée. Nous allons devoir apprendre à vivre, pour certains, avec une terrible épée de Damoclès constamment au-dessus de nos têtes.
Demain, à la question d'un ami : « Comment ca va ? », plutôt que de répondre : « Moyen. Je fais de l'hypertension et mon médecin m'a trouvé du cholestérol », on dira : « Je suis un peu inquiet. Mon médecin m'a trouvé une mutation ponctuelle sur le gène MLH1 susceptible d'entraîner un syndrome de Lynch ».
En mettant les pieds dans le plat, et parce que son statut de star lui assure un retentissement mondial, Angelina Jolie a surtout fait remonter les angoisses de nombreuses femmes, perceptibles dans les conversations et les commentaires sur la toile.
Dans la très grande majorité des cas, les mutations génétiques ne sont pas en cause
Or il est bon de rappeler quelques vérités. Le cancer du sein touche 10 % de la population féminine. Environ 1,4 million de femmes sont diagnostiquées avec cette maladie chaque année dans le monde et 460 000 en décèdent. Mais seulement une femme sur 400 est porteuse de mutations héréditaires du gène BRCA1 (comme Angelina Jolie) et/ou du gène associé BRCA2 (pour « BReast CAncer » 1 et 2) qui entraînent une prédisposition génétique au cancer du sein et de l'ovaire. Leur risque de développer un cancer du sein est alors accru de dix à 20 fois. Ces deux gènes sont directement responsables de 5 à 10 % des cas constatés chaque année. Mais sur les 460 000 décès dus au cancer du sein chaque année dans le monde, une très, très grande majorité n'est pas liée à ces deux gènes.
Un traitement disproportionné ?
On voit donc bien que si le risque existe, il reste relativement
faible. Ce qui semble aberrant dans cette affaire (même si l'on
peut comprendre le poids de l'histoire familiale de l'actrice)
c'est bien la disproportion entre le risque avéré et
l'irréversibilité de la solution retenue : l'ablation préventive
des glandes mammaires. C'est oublier aussi que l'on soigne
aujourd'hui presque deux cancers sur trois et qu'à la fin du
siècle, le cancer sera une maladie probablement éradiquée.
On imagine vite la pente glissante : va-t-on demain recommander de
faire un triple pontage coronarien préventif parce qu'on fait de
l'hypertension artérielle et qu'on craint un infarctus ? Ou vaut-il
mieux surveiller ses taux de cholestérol ?
Les progrès de la génétique et de la biologie moléculaire doivent être utilisées pour, d'une part, développer une médecine personnalisée, avec des thérapies beaucoup plus ciblées et plus efficaces et, d'autre part, adopter une approche préventive beaucoup plus poussée. La détection de mutations génétiques, qui reste un progrès en soi, doit donc permettre de mettre en place pour les femmes à risque un suivi régulier et approfondi, plutôt que des prises de décisions anxiogènes, extrêmes et irréversibles. Et de préférer, au hasard de la prédiction, la voie de la prévention.