Comment lutter contre l'effet crado ?

Paris, le samedi 5 octobre 2013 - Parmi les nombreuses spécificités d'Internet par rapport au print, la révolution de ce que l'on appelle parfois le web 2.0, a donné aux lecteurs un pouvoir inédit par rapport aux anonymes usagers de la presse du siècle dernier. Il s'agit de la possibilité de commenter. Outil fabuleux quand il permet de compléter une information, de la rectifier ou de la discuter avec raison, cette liberté est une arme redoutable lorsqu'elle laisse le champ libre aux pourvoyeurs de théories du complot en tous genres qui ne se sont jamais aussi bien portés que depuis l'avènement d'Internet.

A notre modeste niveau, la rédaction du Jim peut observer que n'importe quel article concernant un vaccin donne lieu à des réactions émanant de groupes opposés à la vaccination qui associent systématiquement mauvaise foi et virulence. Comment éviter que de tels commentaires ne polluent l'information scientifique ?

Diverses stratégies existent : le Jim a choisi une modération a priori des réactions postées sur son site. Mais si une telle option permet de conserver les mérites du commentaire tout en en évitant les désagréments, elle est bien moins facile à mettre en œuvre sur les portails où abondent chaque jour des milliers de commentaires. Beaucoup de sites font alors le choix de laisser libre cours aux détracteurs. Aujourd'hui le célèbre site américain de vulgarisation scientifique « Popular Science » s'est orienté sur une autre voie : la fermeture des commentaires.

L’air de la calomnie

C'est le journaliste du Monde Pierre Barthélémy auteur du blog : « Passeur de science » qui évoque cette décision drastique. Le choix de « Popular Science » est pour lui l’occasion d’une réflexion profonde sur l'impact de ces commentaires sur l'information scientifique, mais aussi sur la question de la censure. Pierre Barthélémy rappelle ainsi que ce qu'il nomme l'effet crado (traduction du « nasty effect » évoqué par l'éditorialiste de « Popular Science », Suzanne LaBarre) a une véritable influence sur la façon dont sont reçues les informations scientifiques. Il cite notamment une expérience publiée dans le Journal of  Computer-Mediated Communication. « Pour résumer, les auteurs ont soumis plus d’un millier de personnes, échantillon représentatif de la population américaine, à un article fictif sur Internet, rendant compte d’une découverte dans le domaine des nanotechnologies. Une partie des « cobayes » voyant l’article accompagné de commentaires lançant certes un débat contradictoire mais sur le mode cordial et ouvert. L’autre partie avait accès à une discussion tout aussi contradictoire, qui prenait cependant une tournure musclée, péremptoire et parfois méprisante (…). Cette dialectique avait un effet significatif, qui polarisait davantage le lectorat, et surtout, modifiait la perception de l’information en altérant la capacité d’adhésion à la technologie présentée. L’effet « crado » est la version Internet du ‘calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose’ » nous résume Pierre Barthélémy avec son beau sens de la formule.

Influence politique du commentaire virtuel

Non contents de favoriser la propagation d'idées plus que discutables (créationnistes, racistes, anti- vaccins, etc), ceux que l'on appelle parfois les trolls, qui usent avec dextérité du copier coller et des pseudonymes qui permettent de multiplier les commentaires pour faire masse, ont également une influence sur la conduite générale de la science. Le mécanisme est ainsi exposé par Suzanne LaBarre, citée par Pierre Barthélémy : « Les commentateurs façonnent l’opinion publique ; l’opinion publique façonne les politiques publiques ; les politiques publiques décident si la recherche est financée, comme elle l’est et quel type de recherches l’est (vous commencez à voir pourquoi nous nous sentons contraints d’appuyer sur le bouton off) ».

Accepter les règles du jeu

Tout en exposant et en comprenant les raisons qui ont poussé Popular Science à fermer ses commentaires, Pierre Barthélémy s’interroge cependant : « Peut-on censurer au nom de la science ? ». « La science est un perpétuel processus d’erreurs et de corrections. Elle est réfutable par essence et toute théorie, même la plus éprouvée par l’expérience, peut être remise en cause à tout moment si une expérience la prend en défaut. La science est aussi une agora dans laquelle chacun soumet ses arguments aux critiques des autres avec l’espoir qu’en débattant, on percevra mieux le visage de la vérité. Si l’on s’en tient à ce résumé, la censure est donc à l’opposé du fonctionnement de la recherche. Mais, sur le plan pratique, cela n’est valable que si tous les participants acceptent les règles du jeu », analyse-t-il. Or, observe-t-il, prenant son propre exemple de blogueur scientifique à l’appui, force est de constater que les trolls ne respectent nullement la règle du jeu. On le voit, le débat est complexe (et d’autres arguments pour refuser le bouton off sont développés par Pierre Barthélémy tel le regret de priver les internautes raisonnables de la possibilité de s’exprimer). Sans doute, pour en saisir tous les tenants, faut-il lire l’ensemble de la chronique du journaliste… ainsi que les commentaires qu’elle a suscités.

Aurélie Haroche

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Vos réactions (2)

  • Blablater

    Le 05 octobre 2013

    Puisque les reactions ne sont pas encore censurées sur ce sîte, j'utilise donc ma plume virtuelle pour m'exprimer: en effet,je trouve que ce procédé n'est pas dénué de raison et je prendrais pour exemple la propension des médias à "foutre le feu aux poudres "sans avoir de véritables notions sur les informations qu'elles délivrent ainsi que leurs conséquences.
    S'exprimer c'est bien mais pas "à tort ou à raison"...
    Chacun d'entre nous a, je pense, un domaine de connaissance bien défini et je ne vois pas l'interêt de blablater.

    P E

  • Hypothèses et vérités scientifiques ont une durée de vie plus ou moins longue

    Le 08 octobre 2013

    La théorie du complot n'est pas apparue avec internet. La censure est incontournable si les propositions d'articles sont plus nombreuses que les capacités de diffusion quel que soit le support médiatique, audio-visuel, papier ou virtuel. "Les commentateurs façonnent l'opinion publique" Ils y participent, sont-ils pour autant des leaders d'opinion? Marcel Proust a d'abord publié à compte d'auteur. Les premiers écrits de Céline ont été refusés par les éditeurs. Faut croire que les premiers lecteurs "commentateurs" se sont trompés. Combien d'autres exemples dans le domaine des arts ou des sciences? Dans le domaine des sciences médicales, l'adhésion du public ou de l'opinion à la technologie présentée n'est jamais totale et surtout pas dans les débuts. L'histoire des débuts de la vaccination contre la tuberculose, c'est aussi celle des premiers vaccins qui n'étaient pas assez atténués. Les débats publics, la difficulté d'informer surtout sur des sujets sensibles posent de nombreuses questions difficiles. Faut-il renoncer à des informations ou à des débats contradictoires pour autant? La difficulté est que l'information n'est pas la formation. Si un journal médical comme JIM pro réservé aux médecins, reçoit un article médical, nous pouvons supposer que les échanges entre médecins ne seront pas simplement polémiques et stériles. "Peut-on censurer au nom de la science?" A cette question de Pierre Barthélémy, je pense qu'on peut trouver plusieurs exemples dans le domaine médical. Je voudrais en citer un seul qui malheureusement a des prolongements jusque dans nos enseignements actuels sur la nutrition. A quoi est dû le retard que la biochimie a pris dans le domaine de la connaissance du vivant et des vitamines dans l'aliment? Connaissances biochimiques qui ont pu faire progresser celle des hormones, progestérone, testostérone, cortisone et insuline entre autres. Le retard ou la censure de la biochimie sont en partie liés à la "foi" que les scientistes ont longtemps accordé à la physique de la chaleur, science reine au XIX° siècle, qui devait révélait le principe "vitaliste" efficace contre le scorbut jusqu'à ce que les physiologistes acceptent, à la fin du XIX° siècle, que le principe vitaliste soit dans l'aliment, la vitamine, vitamine protégée par la chauffe de l'appertisation. Nicolas Appert, un confiseur, ayant vaincu d'une façon empirique le scorbut plus d'un siècle avant qu'on puisse isoler la vitamine C, l'acide ascorbique. La biochimie a donc fait reculer l'hypothèse que la chaleur puisse contenir le principe vitaliste efficace contre le scorbut. Mais elle n'a pas supprimé jusqu'à présent cette autre vérité dictée par la physique de la chaleur appliquée à la connaissance de l'aliment, à savoir que la valeur calorique est aussi la valeur nutritionnelle. Inscription que nous pouvons vérifier chaque jour sur les emballages alimentaires. Ce qui revient à dire avec la loi isocalorique, qu'un dessert est l'équivalent d'un plat de pâtes ou de deux heures de sport. On a pu donc censurer au nom d'une science (la physique de la chaleur) une autre science (la biochimie)et même si cette science a gagné en reconnaissance, la première reste encore en partie présente et toujours enseignée, bien que sources d'erreurs et d'échecs en santé publique. Les vérités scientifiques restent toujours des hypothèses. Certaines ont une durée de vie très longue malgré les nombreuses preuves de leurs décevantes applications sur le vivant. Les commentateurs ne pourront jamais à eux seuls faire naître de nouveaux paradigmes qui feront accepter de nouvelles hypothèses.

    Dr Jean Minaberry endocrinologue, diabétologue, nutritionniste Bordeaux
    jeanminaberry@hotmail.com

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