Déesse aime cinq

Paris, le samedi 18 mai 2013 -  Certains livres sont précédés d’un parfum de scandale. Ce n’est que le 22 mai que sera officiellement publié la cinquième édition du « Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders » (DSM), élaboré par l’Association américaine de psychiatrie (APA. Bien qu’il n’ait pas de valeur « juridique » en dehors des Etats-Unis, le DSM est souvent présenté comme le manuel de référence pour la psychiatrie du monde entier. Entier ? Peut-être pas, quelques bastions résistent, notamment en France où plus que jamais les critiques se font virulentes contre le DSM-5.

Le docteur Alain Cohen nous propose ici de revenir sur les principaux arguments de ceux qui s’érigent contre les nouvelles orientations du précieux manuel. Un débat qui n’est pas loin parfois de confiner au surréalisme.

Par le Dr Alain Cohen (Paris)

« Disease mongering »

« Avant même sa publication, rappelle Wikipedia, le DSM-5 est hautement critiqué et fait l’objet de polémiques et de controverses. » Exemple de critique sur le blog de Pierre Assouline (1) : « On n’est plus dans la nomenclature mais dans une dérive du diagnostic, avec l’établissement de critères qui standardisent les symptômes et nivellent la singularité du sujet. » Cette contestation de l’arasement de la « singularité du sujet » par le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux est l’argument majeur par lequel plusieurs psychiatres (notamment ceux de formation analytique) rejettent le DSM : peut-on sérieusement réduire la complexité des situations individuelles à une liste de critères, si pertinents soient-ils ?

Un autre reproche fait aux « officiels » de la psychiatrie occidentale (auteurs du DSM-5) réside dans leur tendance à cultiver le « disease mongering » (élargissement arbitraire des entités nosographiques et multiplication des prescriptions inutiles) en renforçant auprès du corps médical (dans l’intérêt des laboratoires pharmaceutiques, précisent les « mauvaises langues ») l’idée que des situations longtemps considérées comme normales seraient révélatrices de « nouvelles pathologies » : troubles déficitaires de l’attention avec hyperactivité, troubles dysphoriques prémenstruels, phobies sociales, etc. Pierre Assouline résume ce reproche en décrivant le DSM comme « le livre qui rend fou » (une allusion au titre français d’un ouvrage du mathématicien américain Raymond Smullyan) et en nous incitant à méditer cette formule de Samuel Beckett : « On naît tous fous, quelques-uns le demeurent. »

Les psychiatres sont-ils seuls aptes à parler des maladies mentales ?

Outre cette inflation des diagnostics, on conteste aussi la propension du DSM à « ordonner le désordre » apparent des pathologies, rappelle le psychiatre australien Gin S Malhi (2) qui nous met en garde, après Diderot (dans le Supplément au Voyage de Bougainville), contre la tentation normalisatrice d’un agencement du désordre : « Méfiez-vous de celui qui veut mettre de l’ordre. Ordonner, c’est toujours se rendre le maître des autres en les gênant. » Autre débat : la réduction du seuil caractérisant certains troubles semble contestable, car elle va « rétrécir la marge entre la maladie et la normalité », d’où le risque de sur-diagnostic.

 

L’objectivité de l’Association Américaine de Psychiatrie (APA), mère du célèbre DSM, est d’ailleurs contestée : au moins 28 % des rédacteurs du DSM ont « des attaches avec l’industrie pharmaceutique » (financements des essais cliniques, des recherches pour de nouveaux médicaments, honoraires directs) (3). Il est aussi regrettable que l’expertise rédactionnelle relève exclusivement de psychiatres, alors que les troubles mentaux ont à l’évidence une dimension multidisciplinaire : biologique, psychologique, sociologique, culturelle, philosophique, etc. Réduire la psychiatrie à sa seule dimension médicale ne peut conduire qu’à une vision partielle et partiale de la discipline.

France qu’as-tu fait de ta psychiatrie ?

Mais l’argument essentiel contre le DSM vise en fait son origine (les États-Unis) : longtemps chef de file de la psychiatrie mondiale (surtout grâce aux travaux remarquables des aliénistes français et allemands), l’Europe aurait désormais capitulé en rase campagne devant « l’impérialisme » culturel de l’Oncle Sam. Qu’a-t-on vraiment gagné à remplacer la bonne vieille cyclothymie par le trouble bipolaire ? Face à l’hégémonie du DSM, la psychiatrie européenne ne mériterait-elle pas de relever, elle aussi, du fameux concept « d’exception culturelle », défendu en particulier par feu le producteur Daniel Toscan du Plantier ? Dans ce contexte, faut-il saluer ardemment l’arrivée tonitruante du DSM-5 ? Ou s’interroger, au contraire, sur l’usage immodéré qu’eût fait un docteur Knock (pour qui « tout bien portant est un malade qui s’ignore ») d’un tel recueil officialisant l’avancée inexorable des maladies ? Sans doute, un peu de poésie pourrait rendre le DSM moins rébarbatif. Osons donc cette touche surréaliste d’inspiration lacanienne, pour renommer le petit dernier de l’APA : « Déesse aime cinq. »

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