
Paris, le samedi 29 août 2015 – Il est devenu impossible pour eux de se taire. Ils ont vu défiler tant de blessures parmi les plus terrifiantes, tenté d’accompagner tant de vies dévastées que la dénonciation de ces crimes abjects s’est imposée. Quelques médecins de République démocratique du Congo, moins d’une dizaine, ont commencé ces dernières années à s’exprimer dans les médias internationaux. Ils voulaient porter à la connaissance du monde le fait qu’à l’instar des armes chimiques ou des armes nucléaires, ceux qui s’affrontaient dans leur pays usaient d’une technique martiale redoutable : le viol, le viol comme arme de guerre massive. C’est notamment le docteur Denis Mukwege qui s’est fait pour le monde le porte parole de ces victimes ignorées. Ce gynécologue né à Bukavu au Congo, a en effet été confronté pour la première fois au choc représenté par les violences sexuelles en 1999 au sein de l’hôpital qu’il a fondé à Panzi en collaboration avec une ONG suédoise. Pour faire face à l’afflux de jeunes femmes martyrisées et torturées, il met en place des soins spécifiques pour répondre à leurs traumatismes. Au total, selon les données transmises au moment où son action était saluée en 2013 par la Fondation Jacques Chirac, on estimait que son établissement avait pris en charge 40 000 femmes en quatorze ans.
Quatre femmes violées toutes les cinq minutes
Ce chiffre, glaçant, évoque l’ampleur du phénomène. Ces dernières années, quelques journalistes en mal de formules chocs n’ont pas même hésité à déclarer que la région du Kivu et notamment la ville de Minova, ravagés par la guerre civile, représentaient la « capitale mondiale du viol ». Des chercheurs ont voulu s’appuyer sur des statistiques précises et les données ont été plus terrifiantes encore. Ainsi, en 2011, l’équipe d’Amber Peterman du Centre pour la recherche sur les services et résultats de santé publique de l’Université de Stony Brook, s’appuyant sur l’Enquête démographique et de santé de la République démocratique du Congo estimait que « plus de 400 000 femmes âgées de 15 à 49 ans avaient été victimes de viol dans les douze mois précédent leur interview en 2007 et qu’entre 1,69 et 1,8 millions de femmes âgées de 15 à 49 ans avaient été victimes de viol au cours de leur vie. Ces estimations du nombre de viols représentent approximativement 1 152 femmes violées chaque jour, soit 48 femmes violées chaque heure, ou encore quatre femmes violées toutes les cinq minutes », indiquaient
Amber Peterman et ses collègues.
Surenchère
Quelques années plus tard, lors du sommet mondial contre les violences sexuelles, ces données apparaissaient cependant modifiées : les organisateurs parlaient de 500 000 viols perpétrés entre 2004 et 2013. La diversité de ces chiffres témoigne de la difficulté de recueillir des statistiques parfaitement précises. A cette complexité, s’ajoute une possible tendance à la "surenchère" par certaines associations qui pour inciter leurs donateurs à multiplier les dons semblent considérer que des nombres anonymes valent mieux que des témoignages identifiables.
Elles pourraient ne pas hésiter à grossir certains chiffres : ainsi sur les 40 000 femmes opérées par le docteur Mukwege et son équipe, la moitié nécessitait en réalité des soins en raison de fistule obstétricale.
Quand les ONG soignent un peu trop leurs statistiques
Ces pratiques de certaines ONG viennent d’être dénoncées par une enquête de Marion Quillard publiée dans le magazine XXI. Elle a notamment pu recueillir de nombreux témoignages soulignant combien certaines informations sont sujettes à caution. « Aujourd’hui au Kivu, les ONG ne soignent plus, elles cherchent des statistiques (…) les programmes sur le terrain sont idiots, mais ça contente tout le monde tant qu’il y a des budgets » remarque ainsi un travailleur humanitaire interrogé par la journaliste. Ses observations s’inscrivent dans la lignée d’une étude menée par deux chercheuses néerlandaises citées par Slate Afrique, qui analysaient : « Une importance excessive est donnée aux statistiques, lesquelles sont basées sur les cas déclarés (…). Les statistiques sont - largement à la demande des donateurs - utilisées pour analyser les problèmes, lever des fonds et rapporter les résultats sur le terrain. Les limites et les lacunes dans la collecte des données sont omniprésentes (...) Parmi les facteurs qui contribuent à l'inflation des statistiques, on observe notamment l'exagération délibérée des chiffres pour lever des fonds, les doublonnages dans les recensements, une assistance médicale à des non-victimes de viols...».
Aurélie Haroche