
Se méfier des apparences
Ne pas se contenter des évidences, des premières impressions ; persévérer au-delà des résistances sont les orientations d’esprit naturelles du Dr Bennet Omalu. Il explique sereinement ces aptitudes par son désir toujours constant de faire « triompher la vérité ». Ainsi, quand il doit procéder à l’autopsie de Mike Webster mort à l’âge de 50 ans en septembre 2002, il ne peut se résoudre à conclure à une simple « crise cardiaque ». Certes, les premières observations du cerveau de son patient ne permettent pas à priori de mettre en avant une autre piste ou même d’éclairer la particularité des dernières années de Mike Webster. Ce dernier connaissait un comportement particulièrement déroutant utilisant de la glue pour se laver les dents, utilisant son four comme urinoir ou encore oubliant l’existence de son épouse. Pourtant, rien ne semblait pouvoir expliquer anatomiquement les raisons de cette démence : pas de contusion, d’atrophie cérébrale ou d’irrégularité du cortex. Alors, têtu, Bennet Omalu est allé au-delà. Grâce à l’utilisation de colorations spécifiques, il a pu découvrir ce qu’il cherchait intuitivement : l’accumulation de protéines Tau.Pour qui se prend ce médecin légiste ?
Cette découverte inattendue fait l’objet de la part du Dr Omalu d’une description publiée dans la revue Neurosurgery. Mais l’article va connaître un lectorat bien différent des abonnés habituels du journal scientifique. Pour cause, Mike Webster n’est pas un patient comme les autres. C’est une des vedettes du football américain, une star du Super Bowl et le titre de l’article accuse clairement la pratique de ce sport d’être à l’origine des troubles cognitifs du champion : « Encéphalopathie traumatique chronique chez un joueur de la Ligne nationale de football ». Le texte est sévèrement critiqué et la puissante Ligue du football américain (NFL) sollicite son comité médical pour rédiger une contradiction et exigeant la rétraction de l’article. « Comment un médecin légiste pourrait-il en savoir plus que les neuropathologistes ? », se demandent dédaigneux les auteurs de cette contre-attaque. Le Bennet Omalu ne prend guère ombrage de cette attaque, habitué à d’autres stigmatisations bien plus cuisantes. « Parce que je suis noir, je ne peux pas être intelligent ? » a-t-il ainsi pris l’habitude de répondre face à toutes les marques de racisme dont il a été la victime.Chute des idoles
Bennet Omalu n’est nullement intimidé par ce premier acte, qui
n’a encore que les apparences d’une guerre médicale feutrée. Il
publie quelques mois plus tard des observations très proches
concernant un autre joueur, Terry Long, mort après avoir consommé
de l’antigel. Dans « Encéphalopathie traumatique chronique chez
un joueur de la Ligne nationale de football : partie II », les
effets délétères de chocs répétés, sans prise en charge ou moyen
d’atténuation, sont clairement dénoncés comme les responsables de
troubles cognitifs et psychiques majeurs. Après leurs années de
gloire, de nombreuses vedettes du football américain s’abîment dans
la dépression ou des comportements erratiques, désespérant leurs
fans, tandis que la Ligue nie systématiquement tout lien entre ce
triste devenir et leurs carrières.
De l’intimidation à la prise de conscience
Commence alors le temps des menaces directes et des intimidations. La Ligue est extrêmement puissante, brassant des milliards de dollars. Au-delà du Superbowl, que la majorité des Américains suivent religieusement, elle intervient dans de nombreux établissements scolaires. Aux Etats-Unis, la pratique du football américain est un gage d’accès aux études supérieures aussi important que les bons résultats scolaires ou l’argent. Mais Bennet Omalu qui ne cache pas préférer la messe du dimanche aux répétitions du Super Bowl ne faiblit pas. Soutenu par le neurochirurgien Julian Bailes, pour sa part fan inconditionnel de football américain, mais désespéré de voir ses joueurs préférés sombrer les uns après les autres dans la démence ou la dépression, il fonde le Sports Legacy Institute. Ce dernier va se consacrer à la recherche sur les lésions cérébrales provoquées par la pratique du football américain et peu à peu conduire la NFL à revoir certaines de ses règles. Suivi des joueurs, éviction plus systématique des terrains en cas de choc et protection renforcée vont au fil des années témoigner de la prise de conscience des représentants du football américain. Cependant, même si le combat de Bennet Omalu est aujourd’hui relayé par d’anciens joueurs, le médecin n’est pas encore parvenu à faire accepter sa préconisation ultime : interdire la pratique de ce sport aux moins de 18 ans.Lucidité
Ce n’est sans doute pas aujourd’hui, avec la tenue dimanche du Super Bowl annuel que le Dr Omalu aura les meilleures chances de se faire entendre. En outre, beaucoup lui font valoir que dans un pays où les études supérieures représentent un coût très élevé, le football est souvent un moyen d’accès pour les plus pauvres à l’université. Des arguments qui ne convainquent nullement le praticien qui déterminé continue tranquillement à défendre ses convictions. « L’industrie du sport ne doit pas convaincre des enfants de faire du football américain » martèle-t-il. Cette ténacité et cette lucidité, le praticien les a forgées dans son pays natal le Nigeria. A propos de ce dernier, le praticien n’a aucune illusion : « Je viens d’un endroit où les gens ne disent pas la vérité et détruisent la société à petit feu » raconte-t-il, se souvenant encore : « J’ai su que je ne pouvais pas être la meilleure version de moi-même là-bas ». Aussi, après des études de médecine au Nigeria, et déçu par la défaite du candidat Moshood Abiola aux élections présidentielles de 1993, il choisit de postuler pour une bourse d’études aux Etats-Unis. A partir de son arrivée à Seattle, il accumule les diplômes et les spécialisations, avant de se passionner pour la médecine légale. C’est dans ce cadre, qu’il devient médecin légiste en chef du comté de San Joaquin en Californie pendant dix ans. Mais en 2017, constatant que pour protéger ses hommes, le shérif-coroner revoit certaines des conclusions des enquêtes et de ses autopsies, il démissionne, refusant toute compromission.Personnage de film
Aujourd’hui professeur au Département de pathologie médicale et de médecine de laboratoire d’UC Davis, il suscite souvent la curiosité de ses élèves, notamment depuis que l’acteur Will Smith l’a incarné dans le film Seul contre tous, qui raconte son bras de fer avec la NLF. Mais le docteur Omalu résiste aux flatteries : « C’est du passé, maintenant, il faut tourner la page » prétend-t-il.Aurélie Haroche