
Pour la plus part d'entre nous l'épidémie d'Ebola qui se développe en Afrique de l'Ouest reste une préoccupation lointaine. Presque une maladie rare comme le soulignent certains, puisqu'elle n'a tué "que" moins de 2 000 personnes jusqu'ici, ce qui est statistiquement bien peu au regard des millions de morts dues chaque année à des affections facilement curables à moindre coût comme le paludisme ou les diarrhées infectieuses.
Mais, même si cette épidémie ne menaçait pas d'une catastrophe sanitaire plusieurs pays d'Afrique comme le laisse penser son évolution très mal contrôlée, elle interpelle directement tous les professionnels de santé du monde. En ce qu'elle jette une lumière crue sur ce que nous avions oublié depuis plus de 50 ans : le risque (assumé) du métier de soignant.
Une infirmière prend la plume
Cette menace mortelle qui plane sur tous ceux qui prennent en charge les patients est attestée par le fait que sur les 1552 décès recensés au 28 août 2014, 8 % sont des médecins, des infirmières ou des membres du personnel de santé. Le démontre de façon plus frappante encore, la mort, avant même la publication dans Science, de 6 des signataires d'un article sur l'identification du virus en Sierra Leone au printemps de cette année (1).
Au delà de ces chiffres, un témoignage publié en ligne le 27 août 2014 par le New England Journal of Medicine nous permet de prendre réellement conscience des conditions extraordinaires, au sens étymologique du terme, dans lesquelles se propage Ebola et de l'abnégation des équipes sanitaires qui luttent contre l'épidémie (2).
Anja Woltz est une infirmière coordinatrice dans l'hôpital de campagne de Médecins sans Frontière (MSF) de Kailahun, localité située en Sierra Leone à peu de distance des frontières de la Guinée et du Liberia, c'est à dire à l'épicentre de l'épidémie.
Elle décrit avec sobriété son activité quotidienne dans ce "lazaret" de 80 lits où elle travaille depuis 8 semaines.
Une tenue de protection à retirer toutes les 40 minutes
L'activité y est dominée par des mesures de prévention maximale du risque de contamination, tant entre les patients simplement suspects d'infection à Ebola et ceux chez qui elle est confirmée, qu'entre les malades, les fluides corporels, les déchets sanitaires, les cadavres et les soignants qui sont, on l'a vu, les premières victimes d'Ebola.
Les deux piliers de la prévention de la transmission du virus sont l'organisation du centre en diverses zones à risque croissant et l'utilisation systématique par le personnel dans les zones à haut risque d'un équipement de protection individuelle (EPI).
Cette tenue comprend plusieurs couches, des lunettes, deux masques et deux paires de gants jetables superposées, des gants et des bottes épaisses, un lourd tablier...Devant être portée sans aucune exception dans les zones à haut risque, l'EPI est enfilé dans une salle d'habillage ad hoc sous la supervision d'un membre de l'équipe qui doit vérifier méticuleusement que pas un millimètre carré de peau ne pourrait être exposé à un contact avec des fluides corporels de patients. Compte tenu des conditions climatiques équatoriales il est recommandé de ne pas dépasser 40 minutes avec cet équipement de protection individuelle.
Un parcours à la Buzzati
A coté d'une zone dite à faible risque qui regroupe notamment la pharmacie, les vestiaires, le laboratoire, les tentes destinées aux réunions, le centre comprend un zone d'isolement à haut risque. Celle-ci est subdivisée en diverses tentes, pour les cas suspects (qui présentent une fièvre et trois symptômes de la maladie au moins), les cas probables qui ont de plus eu un contact avec un malade d'Ebola ou son cadavre et les cas confirmés (par une PCR pratiquée dans le laboratoire et dont les résultats sont connus le jour même ou le lendemain). Bien sûr tout est mis en œuvre pour éviter les contacts entre les patients des différentes tentes (même s'il s'agit de membres d'une même famille !). Parmi les tentes réservées aux Ebola confirmés, l'une reçoit les patients les plus sévèrement atteints dont le pronostic à court terme est mauvais. Et une dernière la morgue qui accueillait deux nouveaux corps, le jour où cet article a été écrit. Comme dans la nouvelle de Dino Buzzati, "Un cas intéressant", les patients passent ainsi d'une tente à l'autre en fonction de critères cliniques et biologiques, définis par les spécialistes de la maladie mais bien difficiles à leur expliquer.
Dans toutes leurs activités, pour minimiser les risques de
contamination des cas suspects par les malades probables ou
confirmés, les soignants cheminent également toujours des
tentes les moins à risque vers celles des cas confirmés.
Faute de traitement spécifique les soins se réduisent à des mesures
symptomatiques minimales (hydratation, oxygénation, nutrition,
antibiothérapie en cas d'infections bactériennes, antalgiques...).
Et l'accompagnement des malades est souvent limité par le nombre de
patients pris en charge (8 entrants par exemple la veille de la
rédaction de l'article) et par l'équipement de protection qui
empêche tout contact rapproché et peut être vécu comme terrorisant,
notamment par les enfants.
Une épidémie masquée
Dans cette atmosphère de Peste noire et de fin du monde, Anja Woltz partage avec nous cependant quelques moments d'espoir. Lorsqu'un sujet suspect est reconnu indemne grâce à une PCR négative et quitte le centre et surtout quand un malade confirmé peut-être considéré comme guéri après 3 jours sans symptômes et une PCR redevenue négative. Ces sorties de patients guéris donnent lieu à des chants et à des danses qui soutiennent le moral des soignants.
Cette expérience prenante de la lutte quotidienne des équipes soignantes contre l'épidémie n'empêche pas Anja Wolz de prendre de la hauteur et de pointer du doigt les insuffisances des structures sanitaires locales et de la réaction internationale.
Pour illustrer son propos il lui suffit de signaler que pour un district de 470 000 habitants, le ministère de la santé ne dispose que de 4 ambulances pour aller chercher les cas suspects dans les villages, d'ailleurs dans des conditions loin d'assurer l'isolement strict des patients entre eux. Et que le nombre de sujets contacts identifiés la semaine précédant la publication (250) par l'équipe est bien inférieur à celui qui était théoriquement attendu en fonction du nombre de cas confirmés puisqu'il aurait dû être supérieur à 1 500 si les enquêtes épidémiologiques avaient été complètes...
Ainsi pour Anja Woltz ce que nous savons aujourd'hui de l'épidémie n'est que la partie émergée de l'iceberg. Selon les témoignages de patients et ses contacts avec les équipes se rendant dans les villages un grand nombre de malades y décèdent dans des tableaux cliniques très évocateurs d'Ebola, hors des structures sanitaires, sans bien sûr confirmation biologique et sans être comptabilisés dans les statistiques nationales qui servent à l'OMS pour établir ses bilans réguliers.
A quelques heures d'avion de notre confort et de nos débats sur le mode de délivrance des médicaments, des équipes de soignants voyagent ainsi dans le temps au péril de leur vie et revivent le quotidien de la lutte contre les grandes épidémies de peste, de variole ou de typhus des siècles passés.
Chapeau !
Dr Anastasia Roublev