Euthanasie : comment demeurer une « nation solidaire » ?

Paris, le samedi 11 novembre 2023 – L’adoption d’une nouvelle loi sur l’accompagnement de la fin de vie restera-t-elle comme le rendez-vous raté d’Emmanuel Macron, l’occasion manquée d’une réflexion éthique aboutie, la manifestation du refus de la France de trancher une question si complexe ? Le texte n’est pas encore connu, les débats parlementaires n'ont pas eu lieu, mais déjà les multiples tâtonnements et atermoiements offrent un sentiment d’inachevé, d’incomplétude.

Droit à mourir ou devoir de mourir

Nous avons déjà évoqué combien les professionnels de santé et les médecins en particulier sont divisés sur la question de la légalisation de l’euthanasie. La constatation des déficiences des soins palliatifs et plus largement de la prise en charge des douleurs tant psychiques que physiques est quasiment unanimement partagée. Mais au-delà, l’appropriation du serment d’Hippocrate conduit à des interprétations différentes de l’injonction absolue de ne « pas nuire ». Est-ce seulement ne « pas tuer » ? Ou est-ce plus encore ne pas « prolonger les souffrances », « ne pas ignorer la volonté » de l’autre ? Cependant, outre cette fracture irréconciliable entre les praticiens, il y a chez beaucoup l’inquiétude que l’euthanasie ne fragilise le principe de « solidarité » entre soignants et souffrants et au-delà au sein de la société. Ainsi, dans Marianne, un collectif de médecins, avait exprimé au printemps dernier combien ils redoutaient que le « droit » à mourir ne tende à devenir un « devoir » de mourir. « Devoir » de mourir face au poids que l’on pressent être pour ses proches ou pour la société. « Devoir » de mourir puisque ce « droit » semble désigner l’existence d’un point où la légitimité de vivre pourrait être remise en question. Ils écrivaient : « Nous sommes témoins dans nos activités de soins ou d'accompagnement bénévole de très nombreuses situations où les personnes, sans avoir exprimé à priori le souhait de mourir pourraient s’y résigner si elles y étaient incitées plus ou moins insidieusement : par exemple lorsqu’il est envisagé d’entrer en EHPAD. Quand, du fait de la maladie, l’image que nous nous renvoyons à nous-même est terrifiante, et nous renvoie à nos représentations antérieures, image véhiculée par une société de performance. En absence de médecin traitant pour être suivi, d’aide à domicile correspondant au besoin, de soins infirmiers adéquat alors qu’on en aurait tant besoin, d’accompagnement psychologique ou social. De même parfois, il arrive que des proches d’une personne malade en viennent à souhaiter la mort de leur proche qui est pourtant un être cher, lorsque la souffrance qu’il endure ou bien celle que cela provoque pour son entourage est insupportable. Cette situation les pousse alors à demander à ce que cela cesse. L’expérience, rapportée et connue de tous, montre que les désirs de mort ne persistent qu’exceptionnellement lorsque les soins adéquats sont prodigués et les souffrances allégées, permettant une ouverture sur l’avenir. Lorsqu’une demande d’euthanasie est exprimée, faudrait-il à l’avenir, si la loi l’autorisait, s’en tenir là et l’orienter dans cette voie puisque c’est ce que la personne a exprimé (même si elle l’a réitéré plusieurs fois) ou bien faudrait-il tenter de comprendre la souffrance qui s’exprime ? » s’interrogeaient-ils et concluaient « Notre inquiétude est que « droit de mourir » ne risque de devenir la seule solution pour de nombreuses personnes se trouvant dans une situation aux limites de notre système de solidarité ».

Un droit n’est pas une obligation

Bien sûr, les termes du débat ne sont pas nouveaux. Et face à ce type d’interrogation, les partisans d’une légalisation du droit à l’euthanasie rappellent que l’existence d’un droit ne constitue en rien une « obligation » d’en user. Cet « encadrement » législatif doit au contraire être perçue comme une garantie tout à la fois par ceux qui veulent pouvoir en bénéficier que par ceux qui considèrent ne jamais en avoir besoin. Le parallèle avec l’Interruption volontaire de grossesse (IVG) quoi qu’imparfait est à cet égard assez éclairant : aucune femme ne doit être contrainte de mettre fin à sa grossesse sous prétexte que l’IVG est possible en France. Et la loi précise bien que « L'interruption de la grossesse sans le consentement de l'intéressée est punie de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende ». Une condamnation encore plus sévère punira sans aucun doute une « euthanasie » sans consentement, puisqu’elle peut être considérée comme un assassinat. De même, le législateur aura sans doute pour souci de prévenir les situations dans lesquelles la demande d’euthanasie pourrait être dictée ou viciée.

L’euthanasie en temps de guerre

Cependant, ce que disent ces médecins c’est que le contexte sociétal global dans lequel ces demandes interviennent ne pourra probablement pas être totalement pris en compte par le législateur. Une société de « la performance » décrivent-ils. Mais aussi, potentiellement, une société en « décroissance » où pour répondre à des objectifs de sobriété, certains choix de vie (et de mort) sont interrogés. Ou encore une société en « décroissance » faute de ressources disponibles, faute de moyens suffisants. Nos systèmes de santé à bout de souffle ne constituent-ils pas un terrain à risque ? Récemment l’avocat Erwan Le Morhedec, qui a consacré un essai à la fin de vie, rapportait le témoignage d’un patient canadien paraplégique. Les injections qui lui ont été prescrites sont en rupture de stock depuis de longs mois et il envisage aujourd’hui de demander une aide active à mourir. Pour l’avocat et le collectif canadien Vivre dans la dignité, ce cas (qui n’est pas isolé) signale bien le risque que certaines demandes d’aide active à mourir ne soient que le reflet de l’incapacité de la société à répondre aux besoins des malades bien plus que l’aboutissement d’une réflexion existentielle aboutie. Dès lors l’image de « liberté » que les partisans de l’euthanasie veulent associer à ce droit semblerait devoir être amendée.

Rendez-vous manqué ?

Mais ceux qui s’inquiètent d’une légalisation de l’aide active à mourir ne sont pas les seuls à redouter une rupture avec la nécessaire « solidarité » avec les malades. Les partisans d’un droit à l’euthanasie sont également nombreux à défendre que la « solidarité » impose d’accompagner les désirs des patients « jusqu’au bout ». Or, aujourd’hui, le gouvernement paraît vouloir s’orienter vers un modèle proche de celui de l’Oregon, où un produit létal est prescrit sans accompagnement aux patients dont le pronostic vital est engagé à « moyen terme ». « Dans son avis 139, c’est à ce modèle de suicide assisté que le CCNE ouvre la porte, notant qu’il a pour intérêt à la fois de restreindre les conditions d’éligibilité (pronostic vital engagé à moyen terme) et de limiter l’implication du médecin, qui prescrit mais sans administrer. Une autre vertu de ce modèle est mise en avant : en confrontant le patient à la décision, seul face à lui-même, d’ingérer ou non le produit, il constituerait le meilleur filtre pour éviter que des patients se trouvent embarqués dans une demande qu’ils n’auraient pas vraiment voulue. (…) D’abord, les données de l’Oregon sont plus nuancées : parce que, précisément, c’est un modèle individualiste qui laisse le patient seul face à lui-même, l’administration ignore en réalité souvent si le patient a ou non ingéré le produit. En 2021, sur les 383 patients qui ont reçu une prescription, on sait que 219 (57 %) ont ingéré le produit et que 58 (15 %) ne l’ont pas fait, mais, surtout, on ignore s’ils l’ont fait ou non pour 106 d’entre eux ! Difficile donc d’inférer de ces données que le modèle orégonais aurait pour vertu particulière d’illustrer que les demandes des patients sont changeantes et qu’il importe de les protéger d’eux-mêmes. Par ailleurs, il faut regarder en face la réalité des pratiques et des conditions du décès dans un tel modèle. Abandonné à sa décision, une fois muni de son produit létal, le malade fera face à une mort qui peut être lente et solitaire : dans l’Oregon, entre 2001 et 2021, les 1 138 patients dont on connaît précisément les conditions du décès (pour un total de 2 089 patients morts dans ce cadre, en vingt ans) ont fait face à une durée moyenne d’agonie de plus de deux heures (entre une minute et cent quatre heures). Plus de la moitié des patients morts (54,7 %) le sont sans aucun accompagnement, ni médical ni même associatif. Il serait paradoxal de promouvoir en France une aide à mourir qui s’arrêterait ainsi aux portes de la mort. Arguer qu’il convient de mettre le malade face à sa décision d’ingérer ou non le produit létal, c’est aussi escamoter son agonie, la dérober à notre présence et à toute sympathie humaine » analysaient Mélanie Heard, docteur en science politique et Martine Lombard professeur émérite de droit public dans une tribune publiée par le Monde en février. Dans ces dernières déclarations Agnès Firmin Le Bodo a cependant souligné que deux modalités pourraient finalement co-exister (le suicide assisté et dans le cadre d’une « exception d’euthanasie » l’administration par un tiers). Cependant, on mesure combien les hésitations restent nombreuses et beaucoup redoutent désormais une insatisfaction générale. Si les conditions sont trop strictes (notamment avec la notion de « pronostic engagé à moyen terme ») et l’accompagnement restreint au minimum, on passera à côté de la grande loi d’accompagnement de la fin de vie, satisfaisant les aspirations à une « mort dans la dignité » pour tous. Cependant, même si une loi a minima était adoptée, beaucoup y liront le risque d’une solidarité altérée avec les plus fragiles et les plus faibles. Bref, un rendez-vous raté.

Collectif de médecins : https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/nous-medecins-craignons-de-voir-le-droit-a-mourir-se-transformer-en-desir-de-mort

Erwan Le Morhedec https://x.com/koztoujours/status/1707655749369807006?s=51&t=D_KG_3zX5j6MIwmUpvHQDg

Mélanie Heart et Martine Lombard https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/02/14/mourir-seul-est-ce-la-le-sens-que-nous-voulons-donner-a-l-aide-a-mourir_6161716_3232.html

Aurélie Haroche

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Vos réactions (4)

  • L’aide à partir vers d’autres horizons

    Le 11 novembre 2023

    Super texte qui a mon sens posé toutes les questions ! Avoir le choix sans obligation et sans laisser un humain seul pour faire le grand saut !

    Dr M-C. Milhau

  • Euthanasie: plus de 20 ans de retard oblige au dernier exil

    Le 11 novembre 2023

    La France est entourée de pays qui ont dépénalisé l'euthanasie sous conditions strictes et contrôlée par une commission pluridisciplinaire.

    L'euthanasie est une demande réitérée faite sans pression extérieure dans le cadre d'une ou des pathologie(s) incurable(s) avec une souffrance physique ou psychique inapaisable.
    L'euthanasie est une demande à laquelle le médecin peut- ou non- répondre : la liberté de conscience est évidemment d'usage.
    Le nombre d'euthanasie reste stable depuis 20 ans.

    Le protocole pratique qui assure une mort paisible est le même dans les divers pays et simple.

    La majorité des français souhaitent une loi dépénalisant l'euthanasie.

    Sans décision française, les exilés palliatifs - qui peuvent se le permettre - iront chercher la réponse à leur demande à l'étranger.
    Alors que leur souhait le plus profond est de mourir paisiblement chez eux, entourés de leur famille: en France.

    Dr B. Figa

  • Il serait souhaitable d'arrêter de tergiverser

    Le 12 novembre 2023

    Grosso modo on peut peut-être résumer par deux types de situation :
    1- une mort annoncée type cancer terminal avec une qualité de vie tellement dégradée que les soins palliatifs ne sont plus suffisants et le malade n'en peut plus.
    Il faut qu'on en finisse avec l'hypocrisie que représente la sédation prolongée terminale puisque le patient ne sera habituellement pas ramené à la conscience pleine et entière. On lit souvent un discours opposant soins palliatifs et euthanasie mais il faut que cette dernière solution qui, en aucun cas n'exclut la première, soit disponible.
    2- Une dégradation progressive ou non de la qualité de vie qui rend celle-ci insupportable pour le patient qui demande qu'on en finisse (ex. SLA). Un des risques est qu'il existe une pression de l'entourage qu'il faut absolument éliminer mais même si on peut déplorer que ce soit les circonstances sociales qui vont pousser à ce choix, il est peu probable que celles-ci seront changées à temps pour que le patient puisse en profiter. En ce qui concerne le suicide assisté, la solution qui me parait la meilleure est celle de la Suisse où ce sont des associations qui gèrent, avec des règles claires, le passage à l'acte que le patient a prévu de plus ou moins longue date (adhésion à une association), habituellement en présence d'une personne proche (ou plusieurs), ce qui évite la mort solitaire.

    Dr C. Krzisch

  • Toujours la confusion.

    Le 14 novembre 2023

    Hâter le décès des agonisants est une question de pratique médicale dont on doit discuter.
    Une tout autre question est de décréter un droit au suicide en pleine conscience de personnes qui ne sont pas mourantes - donc de faciliter l'accès à ce droit, comme à tous les autres droits.

    Dr P. Rimbaud

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