Fumeuse santé publique

Paris, le samedi 21 mars 2015 – Cette semaine a été l’occasion du premier round parlementaire du projet de loi de santé de Marisol Touraine. Ce tour de chauffe aura été l’occasion de mettre sur le devant de la scène des points éclipsés par les débats autour de la généralisation du tiers payant, ceux concernant la santé publique. On le sait notamment, le ministre veut utiliser cette loi pour mettre en place les principales mesures de son plan de lutte contre le tabac : instauration du paquet neutre, interdiction de fumer en voiture quand un enfant est à bord, fin du vapotage dans les lieux publics... Nous l’avons évoqué, présentées en commission des affaires sociales, ces dispositions ont été accueillies froidement par l’opposition UMP qui a tenté de les contrer, ce qui a valu à ces députés de l’opposition les railleries du rapporteur du texte, le docteur Olivier Véran (neurologue) : qui s’est étonné de « la vigueur avec laquelle l’opposition lutte de toutes ses forces contre le plan tabac ». De fait en reprenant quasiment mot à mot les argumentaires de l’industrie et des buralistes, les députés de droite ne semblaient pas de façon évidente mus par un souci de santé publique. Et pourtant, les arguments critiques vis-à-vis de la politique de santé du gouvernement ne manquent pas et les blogs médicaux s’en font régulièrement l’écho.

Une année qui commence sans augmentation du prix du tabac

Ainsi la critique récurrente de l’influence des lobbys du tabac sur les responsables politiques ne s’arrête nullement aux élus de la droite. Et beaucoup ont pu épingler l’influence de ces pressions sur le gouvernement alors qu’en décembre dernier, quasiment en catimini, un vendredi soir, sept députés ont adopté un amendement soutenu par le ministère du Budget modifiant le système de calcul de la fiscalité des produits du tabac, aboutissant à une diminution de la rentrée fiscale de 70 millions d’euros en 2015 et à la fin de la prise en considération du prix de vente de l’année précédente pour l’établissement de la taxe. Conséquence, cet « amendement d’origine socialiste, mais déposé dans des termes identiques par des députés de l’UMP et de l’UDI  (…) a [eu] pour résultat d’annuler la hausse du prix du tabac prévue le 1er janvier dernier » rappelle dans une note publiée en février l’épidémiologiste William Dab sur son blog hébergé par Le Monde : Des risques et des hommes. Incertitudes et démocratie .

Un silence consternant

Dès le mois de décembre, le tollé avait été tonitruant au sein des associations de lutte contre le tabagisme. Jean-Yves Nau sur son blog avait listé les accusations qui avaient fleuri chez ces militants. « Quand on trouve, sur des sujets d’une complexité et d’une technicité extrêmes, vingt-trois amendements émanant de parlementaires de tous bords (UMP, UDI, PS) quasiment identiques sur la motivation et parfaitement identiques sur le dispositif, on peut être certain qu’il y a une source unique derrière ceux-ci » écrivait ainsi l’association Droit des Non Fumeurs, cité par Jean-Yves Nau. De son côté, le président du Comité national contre le tabagisme, le Professeur Martinet remarquait : « Ce n’est malheureusement pas la première fois que le ministère des Finances cède au lobby du tabac » et Jean Yves Nau de renchérir : « Plusieurs investigations et ouvrages font état de ces liens incestueux et contraire à l’intérêt général ». Le médecin et journaliste voulait croire que de telles accusations obligeraient le gouvernement à sortir de son silence : « ‘Tragique, stupide, criminel’ sont des accusations d’une particulière gravité. Il serait plus grave, plus consternant encore que ni le chef du gouvernement, ni le chef de l’Etat ne répondent à ceux qui, au seul nom de la santé publique, les prononcent ».

Christian Eckert et Marisol Touraine sont-ils dans le même gouvernement ?

Et pourtant, aucune réponse ne fut donnée. Pire, l’amendement fut confirmé. Ainsi, trois mois plus tard était-il possible à Mickaël Benzaqui, interne en santé publique, de s’indigner dans un post publié sur le Nouvel Observateur de ces « quelques lignes floues, votées sous la dictée, dont les répercussions se liront sur les futures statistiques du cancer ». Au-delà de la manifestation certaine de ce trafic fumeux d’influence, les blogueurs ne peuvent que se désoler de l’incohérence que cette adoption trahit. C’est surtout l’absence de cohésion gouvernementale qui est partout dénoncée. Et d'abord par William Dab, qui fut directeur général de santé entre 2003 et 2005 et connait donc tout sur les arcanes des décisions gouvernementales, qui rappelle par exemple que lors de la présentation de son programme de réduction du tabagisme, le ministre avait déclaré avec fougue que le lancement du programme national de réduction du tabagisme voulu par le Président de la République « engage l’ensemble du gouvernement ». Et l’épidémiologiste de s’interroger : « Doit-on en déduire que le secrétaire d’Etat chargé du budget qui a soutenu l’amendement annulant la hausse du prix du tabac ne fait pas partie du gouvernement. Ou que le plan tabac est mort-né ? La ministre de la Santé est tenue à la solidarité gouvernementale, on peut le comprendre, mais il serait intéressant de savoir si une réunion interministérielle a été organisée pour définir la position du gouvernement sur cet amendement à l’évidence téléguidé par l’industrie du tabac ». Même interrogation et constatation sous la plume de la juriste Pauline Lebon, sur le blog du cabinet d’avocats Gérard Picovschi : « Que veut le gouvernement ? Les derniers événements montrent encore une fois tout le paradoxe gouvernemental concernant le tabac en France ! Tantôt de mèche avec les buralistes et les industriels du tabac, tantôt du côté de la santé de ses citoyens, l’Etat a bien du mal à se positionner. Il y a de quoi s’y perdre ! » s’exclame-t-elle. Chez Michaël Benzaqui, cette constatation de l’incohérence gouvernementale prend la forme d’une condamnation : « La ministre de la Santé aura bien du mal à nous convaincre du bien fondé de son action » lance-t-il.

Mauvaises ondes

Ces blogueurs n’arrêtent pas là leur critique. Ils interrogent pour certain l’incohérence globale de la santé publique en France et pour d’autre l’échec total de la lutte contre le tabac en France. William Dab se prête ainsi à un parallèle intéressant entre cet amendement vilipendé et l’adoption fin janvier d’une loi « relative à la sobriété, à la transparence, à l’information et à la concertation en matière d’exposition aux ondes électromagnétiques ». A propos de cette dernière, il rappelle tout d’abord que les mesures qu’elle met en place (fin du wifi dans les crèches et limitation dans les écoles) « accréditent l’idée que le radiofréquences créent des risques sanitaires. Cela n’est pas démontré, mais admettons que la représentation nationale fasse preuve de prudence ». Ce qui l’intéresse surtout ici n’est pas l’incohérence (encore !) entre les données scientifiques et cette loi (et avec la politique numérique du gouvernement, autre signe d’absence de cohésion !) mais le parallèle avec l’amendement gelant les taxes sur le tabac. Il souligne en effet : « L’incohérence est liée à la différence de traitement entre un risque hypothétique et un risque prouvé, entre un risque qui s’il existe ne créerait vraisemblablement pas des dizaines de milliers de victimes et un risque qui a tous égards est prioritaire. En un mot, le Parlement et le gouvernement décident d’agir face à un risque possible, mais renoncent à prévenir un risque certain. Une telle incohérence affaiblit la crédibilité des pouvoirs publics, altère la confiance des citoyens quant au fait que la santé est protégée même quand de puissants intérêts économiques sont en jeu et révèle que la prévention des risques ne relève d’aucune doctrine cohérente. Cette nouvelle défaite de la santé publique s’apparente à une mise à la retraite » juge-t-il.

Fumisterie

La critique de Mickaël Benzaqui est moins globale mais pas moins virulente. A ses yeux, le scandale de l’amendement du 5 décembre est d’autant plus grand qu’elle prive la France de la mesure « de loin (…) la plus efficace pour faire baisser le nombre de fumeurs et espérer endiguer le fléau du cancer ». En renonçant à cet outil, puisqu’une augmentation massive des prix n’est nullement prévue dans le programme national de réduction du tabagisme et que même les petites hausses sont annulées, le ministre discrédite totalement son action juge le jeune praticien, qui fustige l’inanité des mesures avancées. « L’annonce de l’instauration de pictogramme "interdit aux femmes enceintes"  sur les paquets de cigarettes est une vaste blague. Compris par les fumeurs aisés, ignorés par les autres, cette mesure renforcera encore un peu plus les inégalités de santé. Ces gadgets, médiatiquement intéressants, permettent certainement de faire parler mais sont loin de constituer une véritable politique de prévention. Entre le manque de courage politique et la complaisance envers les industriels, loin de faire un tabac, le Gouvernement nous enfume » conclue-t-il.

Pour retrouver ces débats loin d’être fumeux, vous pouvez consulter ces différentes pages :
http://securitesanitaire.blog.lemonde.fr/2015/02/18/tabac-et-radiofrequences-la-sante-publique-en-retraite/
http://jeanyvesnau.com/2014/12/09/tabac-lamendement-du-gouvernement-fait-scandale-le-gouvernement-se-taira-t-il-longtemps/
http://www.blogdegerardpicovschi.com/html/articles/1889001889.html
http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1330903-lutte-contre-le-tabac-hypocrites-le-gouvernement-et-les-deputes-nous-enfument.html

Aurélie Haroche

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Vos réactions (2)

  • Députés défenseurs du tabac ou des statines

    Le 21 mars 2015

    Lire les travaux du Dr De Lorgeril Michel et de son équipe à propos des statines et du cholesterol. Voir ses livres "dites à votre médecin que le cholesterol est innocent" "prévenir l'infarctus et l'AVC" ect...
    Il est évident que ces médecins là qui constituent la véritable "élite ", chercheurs au CNRS, cardiologues, et intègres ne sont pas influents auprès de nos si loyaux députés, ardents défenseurs du tabac ou des statines...Esprit critique quand tu nous tient...!

    Marie-Noëlle Hutin des Granges

  • Une idéologie hygiéniste voire puritaine

    Le 28 mars 2015

    On peut lutter contre le tabagisme et ses désastres et ne pas être favorable à la hausse des prix du tabac.
    Ceux qui la soutiennent coûte que coûte, malheureusement majoritaires au sein de la communauté des tabacologues où une idéologie hygiéniste façon XIXè siècle, voire puritaine, est très prégnante, sont en fait des prohibitionnistes, bien qu'ils refusent cette étiquette.
    Pourtant une augmentation extrême des prix du tabac constitue bel et bien une prohibition. Avec ses conséquences, que l'on peut déjà constater :
    - Les plus fortunés ne sont pas touchés
    - Les plus pauvres et les plus dépendants en souffrent. Dépendants, ils ne sont pas en état de se priver de cette drogue. Leurs dépenses pour le tabac dégradent considérablement leur pouvoir d'achat, et celui de leur famille. Pour un couple où chacun fume un paquet par jour, c'est plus de 350 € qui partent chaque mois en fumée, plus de 4200 € par an : on sacrifie qualité de l'alimentation, vacances, les enfants sont privés de certaines choses, etc. Certaines de ces restrictions peuvent toucher à la sécurité (entretien de la voiture familiale, refus de soins onéreux, etc.). Et plus leur situation est difficile, plus il leur est difficile de se sortir de leur dépendance au tabac.
    - Beaucoup (dont les jeunes, notamment les étudiants) vont recourir au tabac le moins cher qui est aussi le plus toxique (tabac à rouler).
    - L'élévation des prix entraîne la prolifération de la contrebande, et une perte de contrôle par l'État.
    La prohibition, qu'elle dise ou non son nom, n'est pas seulement liberticide et source de désordres sociaux. Elle est aussi inefficace : sans parler de celle de l'alcool aux États-Unis en 1919, il suffit de regarder aujourd'hui chez nous avec le cannabis.
    L'augmentation du prix du tabac a indiscutablement un effet sur la consommation. Mais jusqu'à quel niveau de prix cela marche-t-il, et au prix de quelles nuisances collatérales ? Voilà une question qu'il me semble utile de se poser.

    Dr Jean-Paul Huisman, tabacologue (et fort heureusement non fumeur, donc pas de conflit d'intérêt pour moi ici !)

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