
L’ailleurs est impossible quand on est une femme, que l’on nait au Kurdistan irakien et que chacun de vos gestes est épié et traqué. Fatimah, l’héroïne du premier roman du journaliste et médecin Marina Carrère d’Encausse est cette prisonnière. Parce qu’elle n’a pas pu fuir, elle a été brûlée. Quand elle arrive dans le service des grands brûlés de l’hôpital de Souleymanyeh, on parle d’un accident domestique. Mais, ces accidents, si nombreux, cachent souvent des crimes d’honneur, des infamies. Fatimah en est la victime, comme elle l’évoquera à son amie Malika, à laquelle elle confie le mariage forcé, le bébé de la honte qu’elle porte et les incessantes violences. Et l’impossibilité d’un ailleurs.
La Croix et la bannière
Au Kurdistan irakien, les murs de la prison de Fatimah ont le prétexte de la religion. Pour, Maria adolescente ainée de trois enfants, héroïne du film singulier « Chemin de Croix », c’est la foi toute entière qui devient son carcan, son tombeau. Dans une communauté catholique intégriste, la petite fille connaît pourtant la tentation de l’ailleurs. Elle pourrait comme les jeunes filles de son âge vouloir plaire, nouer des amitiés, être doucement amoureuse. Mais cet exil, le monde, lui sont interdits. L’unique issue pour la petite fille est de se livrer toute entière au sacrifice qu’on lui demande. Dans ce film qui a la particularité d’être constitué de quatorze plans fixes (comme les quatorze stations du Christ sur le Chemin de Croix) et qui n’est traversé que de quelques mouvements de caméra évocateurs, Maria succombe à sa passion. Les dernières scènes du film se déroulent toutes à l’hôpital où la jeune fille s’éteint face à l’incompréhension des médecins, des parents et des hommes d’Eglise, tandis que son jeune frère, jusque là totalement muet et comme atteint d’autisme finit par prononcer une parole : « Où est Maria ». Dans le seul ailleurs qui lui ait été permis d’atteindre.L’art et le désert
Si l’exil est impossible, c’est aussi parfois parce que la terre où l’on est née, celle qui a vu les générations de nos ancêtres se former et s’éteindre, n’est pas réellement une prison… mais un sortilège. Maxime Ossipov raconte dans « Histoire d’un médecin russe » l’impossible départ d’une Russie pourtant malade de mille maux : la corruption, le racisme, les trafics en tous genres. La médecine n’échappe pas à cette débâcle : le trafic d’organes, les actes illégaux, les versements occultes y sont légions. Les huit récits successifs du roman de Maxime Ossipov se nourrissent de son expérience de médecin cardiologue dans différentes cliniques de Moscou où il a tenté de s’opposer aux autorités locales afin de faire progresser la médecine dans son pays. Lorsque les pressions étaient trop fortes, il a fui, est devenu professeur dans une université californienne. Mais toujours l’appel de la Russie était trop fort. Toujours le retour à la patrie s’impose, lancinant et irrépressible rendant tout exil impossible.Le moment et la manière
Prisonniers de la terre où l’on nait, cette aliénation confisque parfois jusqu’à notre mort. Anne Matalon a souffert d’un cancer des ovaires pendant quatorze ans. « Les médecins disent que vivre depuis 14 ans avec un cancer de l’ovaire, c’est formidable. Mais non ce n’est pas formidable. Je ne suis pas contente » raconte-t-elle, le verbe franc, devant la caméra de son amie Anne Kunravi. Les deux « Anne » avaient l’ambition d’un film sur la chronicité du cancer. Mais le documentaire de la réalisatrice, Anne Kunravi, est devenu le récit de la mort de son amie. « Le moment et la manière » raconte comment Anne Matalon avait voulu croire qu’il lui serait possible de choisir sa mort, la façon de partir. « Ce qui me rassure, c’est de pouvoir décider de comment je vais arrêter de vivre. Choisir le moment et la manière. Je ne veux pas d’une mort dans ce service qui dure un mois. Cette idée m’apaise et me rend calme. Sinon, j’ai peur d’être piégée, de subir la mort » déclare Anne. Pourtant, lorsque son état se dégrade, l’exil à Zurich, où est autorisé le suicide assisté est impossible. Et Anne mourra à l’hôpital, sans soins palliatifs (faute de personnel suffisant), et sans sédation profonde. Le film d’Anne Kunravi dit toute sa colère face à son impuissance et ce départ impossible.Cette mort confisquée.
Roman :
« Une femme blessée », Marina Carrère d’Encausse, Anne Carrière, 200 pages, 18 euros.
« Histoire d’un médecin russe », Maxime Ossipov, Editions Verdier, 260 pages, 18 euros
Cinéma :
« Chemin de Croix », de Dietrich Brüggermann, 29 octobre, 1h50.
« Le moment et la manière », d’Anne Kunravi, 22 octobre, 59 minutes.
Aurélie Haroche