
Paris, le samedi 16 novembre 2019 – « Voilà plus de six mois que je suis au CHU, et je n’y arrive toujours pas. C’est pourtant la base de mon travail. Je suis de cette génération presque née avec un clavier entre les mains, et je n’arrive pas à faire des prescriptions informatisées sécurisées, fiables, et conformes. Autrefois, l’interne des services de médecine écrivait ses prescriptions sur une pancarte, qu’il mettait à jour à midi et qu’il tendait à l’infirmier ou l’infirmière. En parallèle, il remplissait une ordonnance qu’il transmettait à la pharmacie hospitalière. "Autrefois", au CHU de Montpellier, ça remonte à il y a environ un an, avant que le nouveau directeur ne "choisisse" un système informatique intégrant tout le dossier du patient, de l’imagerie aux prescriptions. Il a imposé son déploiement en moins de trois mois dans les services de médecine conventionnelle, à l’aide de formateurs (des informaticiens eux-mêmes formés sur le tas). Ce déploiement s’est donc fait dans la plus grande confusion, sans concertation et sans que les responsables administratifs du CHU ne daignent écouter les critiques faites à ce système informatique. Coût de l’installation : 31 millions d’euros en dix ans. Soit environ 100 postes d’infirmiers ». Ce témoignage a été publié en 2013 sur le site Rue 89 et est l’ouverture de la thèse en sciences de gestion du docteur David Morquin (également médecin) soutenue en mai 2019 (à Montpellier).
Inadéquation
Plaçant en exergue cette dénonciation forte, l’auteur prend néanmoins quelques distances. Il rappelle notamment que l’absence de concertation ici évoquée est inexacte, comme l’atteste la tenue de nombreuses réunions de préparation. Il n’exclut pas également qu’un tel discours fasse écho à la célèbre antienne qui voudrait que tout ait été forcément meilleur hier. Par ailleurs le Dr David Morquin ne cache pas qu’il faisait partie « lors des faits énoncés (…) du groupe des médecins très favorables à l’informatisation du dossier patient et prêts à s’impliquer pour favoriser celle-ci, de façon à adapter ce nouvel outil pour permettre l’amélioration des pratiques ». Néanmoins, certaines des critiques émises dans ce témoignage, telle celle signalant qu’en dépit de l’ergonomie annoncée l’utilisation d’un logiciel de prescription semble engendrer « beaucoup de temps médical perdu » ont retenu l’attention du praticien. « Cette première anecdote rend compte de l’inadéquation perçue entre un logiciel et des processus de travail, en l’occurrence cliniques ».
Manque d’utilisabilité et bugs en tous genres
Cette remarque permet de mesurer le décalage certain et constant entre l’idéal de l’informatique et la réalité des pratiques. Les multiples formes de cet écart sont rappelées dans un article publié par The Conversation par Roxana Ologeanu-Taddei, maître de conférence en Management des systèmes d’information à Montpellier (qui a dirigé la thèse du docteur Morquin) et Romaric Marcilly chargé de mission recherche au CHU de Lille. Les problèmes liés aux logiciels de prescription et aux dossiers personnels informatisés (DPI) relèvent ainsi tout d’abord d’un manque d’"utilisabilité". Citant un article récent publié dans la revue Health Affairs, les auteurs relèvent « en situation de travail l’ergonomie de ces logiciels s’est avérée défaillante, résultant dans 18,8 % des cas en un préjudice pour le patient ». Ces défauts ont un impact direct sur l’activité des professionnels de santé, engendrant perte de temps et stress. « Cette utilisabilité insuffisante entraîne une augmentation du temps de documentation par les professionnels de santé. Ceux-ci passent de plus en plus de temps à saisir, vérifier ou consulter les données du DPI. Qui plus est, ces logiciels peu intuitifs exigent une formation supplémentaire, et surtout une adaptation. Il faut en effet paramétrer ces logiciels standards en fonction des processus et des services existant dans chaque hôpital et chaque service clinique. Outre ces problèmes d’utilisabilité, des problèmes plus techniques persistent, entravant le travail des professionnels : défaillances techniques (pannes allant jusqu’aux blocages de la prise en charge des patients ; pertes de données ; bugs répétés ; temps de réponse longs ; failles de sécurité à la base de plusieurs attaques récentes, dont celle qui a paralysé le système de santé britannique en 2017) ».
Un avion sans pilote
Si ces différentes failles sont bien répertoriées par la littérature internationale, en France, elles ne sont que supposées, demeurant très peu documentées. Il n’existe en effet pas (à notre connaissance) de travaux scientifiques ou de système de recueil destiné à répertorier les dysfonctionnements des DPI. Aussi faut-il se reporter aux travaux journalistiques, à des rapports non officiels ou locaux et à des observations réalisées par exemple dans le cadre d’une thèse pour supposer que la France n’est pas épargnée par les tendances signalées ailleurs. Sans doute, cette lacune devrait-elle être corrigée, tandis que ne peuvent plus être laissées au hasard certaines réponses essentielles. Evoquant les certifications qui apparaissent indispensables, Roxana Ologeanu-Taddei et Romaric Marcilly écrivent ainsi : « Normes et certifications doivent être imposées par le régulateur. Imaginerions-nous, dans le secteur aéronautique ou nucléaire, des logiciels qui soient laissés au seul bon vouloir des acteurs ».
Partage des données
Les universitaires spécialisés dans le domaine de la gestion ne sont pas les seuls à considérer comme indispensable une plus grande implication du législateur en la matière. Les patients se montrent également de plus en plus préoccupés par ces sujets, à propos non pas seulement de l’efficacité du dispositif ou de l’altération de la relation médecin malade provoquée par l’omniprésence de l’informatique, mais aussi de la confidentialité des données. Ainsi, alors que l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP) annonçait avec fierté il y a quelques jours le déploiement dans ses hôpitaux du logiciel ORBIS qui « permet aux professionnels de santé au moment de la prise en charge d’un patient de retrouver très facilement ses informations médicales », certains ont exprimé leurs réserves. Sur Twitter une étudiante en médecine, également atteinte d’une maladie chronique, a rencontré un succès important en rendant publique une anecdote personnelle. Prenant rendez-vous avec son dentiste auprès d’une secrétaire, elle a été surprise d’entendre cette dernière évoquer ses autres rendez-vous médicaux, auprès d’un ophtalmologue de l’AP-HP notamment. Un croisement aussi facile des informations suscite nécessairement quelques interrogations sur la sécurisation des données et sur la pertinence de certains partages, même si le plus souvent patients et médecins ne plaident nullement pour un retour aux dossiers papiers. Cependant, une fois encore, il semble que les ergonomies des systèmes ne permettent pas une adaptation fine aux situations : car si le partage de données d’imagerie peut être justifié, la nécessité pour un dentiste de connaître le passé ophtalmologiste d’une patiente est sans doute moins évidente. Sans doute, cette absence de discrimination s’explique-t-elle en partie par le fait que « les logiciels support du DPI ont été conçus et implémentés sur le modèle des progiciels de gestion intégrés, à savoir une vision standardisée des processus de soin, qui s’est heurtée à la réalité diversifiée des contextes locaux et des différentes spécialités » remarquent Roxana Ologeanu-Taddei et Romaric Marcilly.
Ainsi, on le voit, même si l’informatique a de façon fantastique révolutionné nos vies et même si elle contribue à des améliorations techniques dans la pratique médicale, elle nécessite, à l’instar de l’ensemble des nouvelles technologies des évaluations rigoureuses et des adaptations permanentes pour demeurer des outils positifs et non pas des systèmes en perpétuel décalage avec la réalité.
Pour approfondir le sujet, on pourra relire
:
Le témoignage publié en 2013 sur Rue 89 :
https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-temoignage/20130523.RUE6386/a-montpellier-les-degats-de-l-hopital-numerique.html
La thèse du docteur David Morquin : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-02305513/document
L’analyse de Roxana Ologeanu-Taddei et Romaric Marcilly dans The Conversation : https://theconversation.com/erreurs-medicales-stress-des-soignants-comment-eviter-les-pieges-de-l-informatisation-125695
Les remarques d’une patiente sur Twitter : https://twitter.com/Boule_de_Chat/status/1189123613649186816
Aurélie Haroche