
Paris, le jeudi 24 novembre 2016 – Les enjeux et les limites du journalisme scientifique, la difficulté de la vulgarisation d’informations complexes, le manque parfois de compétence de certains rédacteurs pour lire les publications scientifiques, les biais induits par les résumés et autres communiqués des institutions ou des agences de presse sont des sujets régulièrement abordés… notamment par les journalistes eux-mêmes. A ces composantes constantes, s’ajoutent des difficultés supplémentaires inhérentes à certains sujets. Ici, aux données scientifiques s’entremêlent des considérations éthiques, philosophiques, politiques, voire affectives qui ajoutent encore à l’impossibilité de livrer des informations équilibrées.
L’allaitement est un exemple du genre, comme nous le rappelle ici Marc Pilliot grâce à la présentation du traitement des récentes recommandations de l’US Preventive Services Task Force. Une évocation qui lui permet de rappeler les nombreux freins à l’allaitement dans notre pays.
Par le Dr Marc Pilliot*
Pour mettre à jour ses recommandations datant de 2008, l'US Preventive Services Task Force (USPSTF) a passé en revue des dizaines d'études pour voir de quelles manières les femmes étaient accompagnées dans leur allaitement. Ils ont publié leur rapport récemment dans la revue JAMA (Journal of the American MedicalAssociation) :http://jamanetwork.com/journals/jama/fullarticle/2571249. Le même jour, l’AFP de Miami (USA) diffusait l’information par une dépêche troublante, avec un véritable dévoiement de ce que concluent les auteurs de l’article : ce qui est neutre dans la revue JAMA devient très négatif dans la dépêche de l’AFP. Là où le bât blesse, c’est que cette information a été relayée telle quelle par certains blogs et par des journaux comme le Huffington Post :http://www.huffingtonpost.fr/2016/10/26/les-recommandations-de-loms-surlallaitement-contredites-par-d/ puis, ultérieurement, le Journal 20minutes :http://m.20min.ch/ro/life/lifestyle/story/25183937.
Que s’est-il donc passé dans la transmission de l’information ?
Allaitement : sujet à haut risque
En fait, il n’est pas possible d’étudier l’allaitement maternel avec de simples données statistiques, comme on le ferait lorsqu’on étudie une pathologie ou bien l’efficacité d’un traitement. Pour écrire un article sur l’allaitement, cela reste assez simple quand on étudie la physiologie, cela est plus difficile lorsqu’on aborde les bénéfices santé (car les facteurs sont nombreux) ; mais tout se complique fortement lorsqu’il faut étudier les motivations d’allaiter ou les enjeux personnels et sociétaux. Avec l’allaitement maternel, nous sommes dans la science très pointue lorsqu’il s’agit de percer les mystères de ce que contient le lait ou bien lorsqu’il s’agit de mieux comprendre comment fonctionne la lactation. Mais nous sommes beaucoup plus dans le flou pour tout ce qui "accompagne" l’allaitement, car nous entrons alors dans le psycho-affectif, dans l’émotionnel, voire dans l’irrationnel de chacun et chacune : l’allaitement fait partie de la vie et, de ce fait, tout le monde a un avis, même si cet avis est parasité par l’histoire de chacun, par son milieu familial et culturel, par ses préjugés et ses peurs. Et il est d’autant plus difficile de faire la part du vrai et du faux que beaucoup de gens, y compris des scientifiques et y compris des professionnels de santé, ne savent pas qu’ils ne savent pas. Et les journalistes n’échappent pas à ce phénomène de parasitage de leur raisonnement par leur émotionnel et leur vécu personnel. C’est ainsi que des gens très cartésiens peuvent parfois dériver vers des interprétations irrationnelles et fausses. C’est le cas de la dépêche de l’AFP dans son commentaire de l’article de JAMA.
Attaque en règle de l’Hôpital Ami des Bébés
Les auteurs de l’article de JAMA cherchent à être objectifs et
prudents en posant des questions pertinentes sur la façon
d’accompagner les jeunes mères dans leur allaitement. Mais leur
approche manque de hauteur car ils n’ont pas perçu que la poursuite
d’un allaitement ne dépend pas seulement de l’accompagnement
proposé à la mère, mais elle dépend aussi de l’histoire personnelle
de la mère, de son milieu familial et culturel, mais aussi du
regard de la société sur l’allaitement. Il y a des sociétés
bienveillantes avec l’allaitement et d’autres sont rapidement
culpabilisantes (notamment la nôtre). Quoi qu’il en soit, les
auteurs de l’article de JAMA confirment bien que la recommandation
de promouvoir et soutenir l’allaitement n’a pas besoin d’être
changée par rapport à celle de 2008. Et pourtant, la dépêche de
l’AFP, reprise telle quelle par les journaux, parle de
recommandations « non pertinentes, voire dangereuses », en
mélangeant avec d’autres articles sur des sujets divers, non liés
directement à l’allaitement. C’est ainsi que la dépêche dérive vers
une critique des recommandations du label Hôpital Ami des
Bébés (HAB). C’est là un bel exemple de l’influence de
l’émotionnel sur l’objectivité : qu’y a-t-il donc dans le vécu du
rédacteur de l’AFP (ou de la rédactrice) pour conduire à une telle
dérive dans le raisonnement ?
A titre d’exemple, la recommandation de ne pas donner de tétine
pour éviter de freiner l’allaitement est opposée à une étude
signalant l’utilité de la tétine pour éviter la mort subite du
nourrisson. C’est oublier de dire que la tétine est très souvent
donnée pour calmer un bébé qui aurait pris du lait si on lui avait
proposé le sein. C’est oublier aussi que, grâce aux hormones de
l’allaitement, le bébé et la mère synchronisent leur respiration
pendant leur sommeil lorsqu’ils sont dans la même chambre et le
sommeil de la mère est modifié pour se synchroniser à celui du
bébé. Voilà autant d’éléments qui sont généralement oubliés dans
les études scientifiques sur le sommeil du nourrisson et ses
risques.
Dans le même esprit partisan, il est souligné que l’allaitement exclusif pendant les premiers jours (recommandation n° 6 de l’HAB) expose, selon des experts, «à des risques de déshydratation et d’hospitalisation » car le lait peut parfois être insuffisant. C’est oublier de préciser que, dans la démarche HAB, toute l’équipe est formée pour bien accompagner la mère dans l’allaitement et pour bien savoir si le bébé tète efficacement. Il y a bien, en effet, des déshydratations parfois très sévères avec un allaitement, mais elles sont liées à l’incompétence des soignants qui n’ont pas su reconnaître que le bébé ne savait pas téter et qu’il s’était mis en « économie d’énergie », c’est-à-dire en mode « calme » puisqu’il n’arrivait pas à se nourrir. C’est ainsi que j’ai pu voir, dans mes relations proches, un nouveau-né légèrement prématuré sortir d’un grand CHU parisien, mondialement connu, sans que personne n’ait remarqué l’inefficacité de la tétée et sans que personne n’ait donné à la mère les conseils pour bien positionner son bébé et pour reconnaître si celui-ci prenait suffisamment de lait. Une visite à domicile était bien prévue, mais par une sage-femme qui ne connaissait rien à l’allaitement. Ainsi, tout était en place pour qu’il y ait une déshydratation… ou bien un échec de l’allaitement, avec le risque qu’il soit vécu par la mère comme un échec personnel, alors qu’il s’agissait d’un mauvais accompagnement par les professionnel(le)s. A l’opposé, l’efficacité de la démarche HAB est liée au fait que le travail de l’équipe est très individualisé, « centré sur les besoins de chaque mère et chaque bébé ».
Des professionnels et des mères démunis
Mais ne crions pas non plus le haro sur les professionnels. Les
pauvres, ils font ce qu’ils peuvent avec ce qu’ils ont appris dans
leur vie personnelle et familiale.
Ils sont victimes eux aussi, victimes de la grande incompétence de
la Faculté qui n’enseigne rien aux futurs médecins sur la
physiologie de la lactation et sur les enjeux médicaux,
psycho-affectifs et sociétaux de l’allaitement maternel.
Et pourtant, 70 % d’allaitement à la naissance en France, cela fait
chaque année environ 560 000 femmes qui viennent consulter leur
médecin, dans les premiers jours, avec leur bébé nourri au sein.
Voilà donc des consultations très fréquentes où les médecins sont
bien dépourvus ! Quant aux sages-femmes et aux puéricultrices, leur
enseignement est meilleur, mais encore bien insuffisant. Rappelons
que l’OMS conseille au minimum 20 heures de formation pour qu’un(e)
soignant(e) puisse aider valablement une mère en difficulté avec
son allaitement. Finalement, en France, le sort des allaitements
est lié, en partie, à l’implication personnelle et volontaire des
soignants qui cherchent à se former, en plusieurs semaines, soit en
optant pour un Diplôme Universitaire de lactation humaine, soit en
cherchant à devenir Consultant en lactation IBCLC (diplôme de
l'International Board of Lactation Consultants).
Pauvres scientifiques aussi qui, parfois, font des publications sur l’allaitement sans en connaître toutes les dimensions multidisciplinaires, mélangeant ainsi leur rigueur à leurs préjugés. Pauvres journalistes également, qui subissent les imprécisions, voire les dévoiements, des dépêches AFP et qui peuvent avoir du mal à s’en sortir avec cet imbroglio fait de données scientifiques, d’exigences de la société, de croyances familiales et de préjugés personnels.
Pauvres mères enfin, qui peuvent être perdues entre les avis contradictoires, voire les injonctions, des professionnel(le)s, les attentes irréalistes de la société sur le maternage, les peurs ou les incompréhensions familiales, la fatigue, l’isolement, la culpabilité, le manque de confiance en elles-mêmes… et le fouillis d’Internet.
* Pédiatre, Cofondateur de IHAB France Président de la CoFAM
de 2003 à 2011, Responsable du groupe Allaitement de l’AFPA
(Association Française de Pédiatrie Ambulatoire)
PS du 05/11/2106:
Finalement, les choses sont plus compliquées que cela en avait
l’air : il n’y a pas que l’AFP et les journalistes qui peuvent
faire des erreurs. Quand on lit l’éditorial du Journal JAMA, on
s’aperçoit qu’il mentionne que « l’IHAB n’a pas d’effet sur
l’allaitement et peut avoir des effets délétères en « interdisant »
les compléments, la sucette… ». Ainsi, cet éditorial est déjà une
interprétation erronée du rapport de l’U.S. Preventive Services
Task Force (US PSTF) et c’est surprenant qu’il ait été écrit par
deux femmes médecins. Finalement, ce sont parfois les femmes
(celles qui n’ont pas allaité ?) qui sont les plus négatives
vis-à-vis de l’allaitement. L’AFP de Miami s’est probablement
référé à cet éditorial et non pas à l’article des auteurs du
rapport. Le rapport lui-même est bien plus prudent. Et si on lit
l’article détaillé, les auteurs précisent bien que leur analyse
portait sur des études « de qualité moyenne à bonne » et que « la
méthodologie de ces études n’était pas optimale » : http://jamanetwork.com/journals/jama/fullarticle/2571248