
Paris, le samedi 13 septembre 2014 – « Est-ce que vous mangez entre les repas ? ». « Il faudrait vous arrêter de fumer ». « Pensez à marcher un peu plus ». Face aux patients présentant manifestement des comportements évitables grevant leur espérance de vie, les recommandations des praticiens se limitent le plus souvent à ces petites phrases lénifiantes, à l’exception de cas marqués (obésité morbide, dépendance à l’alcool) face auxquels une véritable « prescription » est mise en œuvre. Manque de temps, désillusion quant à l’efficacité d’une telle démarche, réserve face à des méthodes qui n’auraient pas été validées scientifiquement, primauté accordée à la prise en charge médicamenteuse et thérapeutique, absence de reconnaissance financière et méconnaissance des techniques « relationnelles » qui permettraient aux mots d’avoir une réelle influence sur les « mauvaises habitudes » sont autant de raisons qui dissuadent les praticiens de se lancer dans ce que le professeur Patrice Couzigou, hépatogastroentérologue nomme la « médecine des comportements ». Pourtant, les promesses de cette dernière sont bien réelles tant pour les patients que pour la relation médecin malade ou encore l’aura de la médecine générale, victime d’une importante crise de vocation. Telle est tout au moins l’opinion enthousiaste de ce praticien qui évoque pour nous les freins à la médecine des comportements et ses enjeux et qui nous propose un mode d’emploi de la « Prescription verte ». Une vision peut-être un peu utopique mais qui se propose de « réenchanter » les soins. Une perspective pas si négligeable par les temps qui courent.
Par le Professeur Patrice Couzigou (Hépatogastroentérologue )*
Plus de la moitié des causes de mortalité dites évitables (avant 65 ans) sont d’origine comportementale : tabagisme y compris passif, consommation excessive d’alcool, surpoids et obésité, inactivité physique et sédentarité. La maitrise de ces quatre facteurs de risque accroit l’espérance de vie, souvent de plus de 10 ans (1,2) ! Et pourtant, les médecins ne se sentent pas vraiment impliqués : en consultation le seul repérage de ces quatre facteurs de risque est loin d’être pratiqué de manière systématique, sans parler de leur prise en charge. Les personnes malades (ainsi que la population générale et souvent les soignants) considèrent qu’il s’agit de simple prévention… sans réaliser vraiment que la maitrise dite préventive de ces facteurs augmente souvent davantage l’espérance de vie que des traitements médicamenteux. Et, en France, la dépendance médicamenteuse reste très forte, l’obésité technologique s’accroit. L’écologie interne devrait pourtant se développer, au même titre que l’écologie externe !
Pourquoi la médecine des comportements est elle négligée ou déléguée ?
Pourquoi une telle situation ? Le manque de disponibilité
en particulier temporelle et de reconnaissance financière pour
cette démarche soignante est une explication au moins partielle
pour ce qui est des soignants. Pour les personnes malades il n’est
pas si simple de changer un mode de vie et une réponse
thérapeutique extérieure engage moins, surtout si elle comporte une
part d’irrationnel et de magie comme dans nombre de médecines dites
alternatives. L’être humain n’est pas que de raison.
La médecine comportementale basée sur les faits (Evidence Based
Médecine), de haut niveau scientifique, existe …mais au contraire
de l’EBM des examens complémentaires, de la prescription
médicamenteuse, elle est méconnue ou déléguée (par exemple par le
médecin spécialiste au généraliste ou à l’infirmière) ou pire
considérée comme n’appartenant pas au domaine soignant. La rigueur
scientifique de certains médecins peut être sélective ! Examens
complémentaires, médicaments et chirurgie oui ; modifications
comportementales non ! Les médecins seraient ils borgnes ? (3).
De plus, l’EBM est mal comprise : les données scientifiques collectives ne la résument pas et, dans sa définition, elles doivent s’adapter aux caractéristiques de chaque patient et à l’expérience du médecin !
L’insuffisance des messages de santé publique
Certes des progrès existent avec la délivrance de « messages de santé publique » comme pour l’activité physique (AP) (« marchez ¾ d’heure trois fois par semaine »). Mais l’information, nécessaire, n’est pas suffisante : il ne suffit pas de dire. Le plus souvent, la personne malade n’est pas à un stade d’action mais d’intention voire de contemplation ; le simple conseil (« Faites ceci, faites cela ») est alors voué à l’échec et il faut d’abord favoriser la motivation: « la porte du changement s’ouvre de l’intérieur »**. Le soignant doit s’adapter au stade motivationnel de la personne qui consulte. Il faut former les soignants à l’entretien motivationnel ainsi qu’à l’intervention brève selon des techniques enseignées dans d’autres professions. Ces techniques ont prouvé leur efficacité (maitrise de la consommation d’alcool, pratique de l’AP…). Certes elles ne s’adressent qu’à des personnes peu ou pas dépendantes… mais ce sont les situations les plus fréquentes ! Les personnes avec forte dépendance relèvent davantage du soignant addictologue et celles avec une pathologie sévère liée à des problèmes comportementaux justifient une éducation thérapeutique (ETP). Le progrès constitué par l’ETP ne doit pas en masquer les limites : elle est souvent proposée pour une seule pathologie et comporte un risque d’hospitalocentrisme.
Réenchanter les soins
Ces techniques relationnelles (entretien motivationnel, intervention brève…) nécessitent l’implication du soignant ; la relation de soin en est enrichie et valorisée, « réenchantant » les soins. Il se pourrait que cette pratique soignante, enseignée dès le premier cycle des études soignantes, et mise en œuvre (y compris à l’hôpital !), motive autant ou davantage les futurs médecins pour exercer la médecine générale (particulièrement importante dans sa dimension relationnelle) que les stages de sensibilisation en médecine générale. L’effet de ces stages sur l’orientation future des étudiants en médecine mérite évaluation : elle pourrait se faire ou non vers la médecine générale selon la pratique que l’étudiant constate chez le maitre de stage !
Un argument séduction en faveur de la médecine générale ?
Cette médecine des comportements permettrait aussi de lutter contre la dépendance médicamenteuse et ses conséquences néfastes sur le plan individuel…et économique ! La formation des professionnels de santé à cette médecine, est nécessaire dès le premier cycle, et ensuite jusque dans la formation continue. Il faut l’intégrer dans une pratique bien comprise de l’EBM. Dans le module relation soignant soigné, la place des techniques relationnelles sera accrue, en ajoutant la compréhension de l’effet placebo et en informant (ce qui est très différent d’enseigner !) sur les médecines alternatives et leur utilisation par les personnes malades: quelle logique à former les futurs soignants à une pratique médicale rationnelle (EBM) en en même temps à des pratiques non validées ?
Mode d’emploi de la « Prescription Verte »
La Prescription Verte (4) illustre la pratique de la « médecine
des comportements » : ne pas ordonner mais faire de la maïeutique :
aider la personne à choisir l’action dont elle se sent
capable, même minime, même très en deçà de l’objectif théorique
optimal, action simple, personnalisée, de la vie quotidienne
(marche dans tel parc, autour de tel lac ou vers un
commerce, passer d’une baguette de pain à un tiers de baguette…) .
Vérifier ensuite sur une échelle visuelle de 0 à 10 les chances que
la personne se donne de réaliser l’objectif pour la prochaine
consultation (importance du suivi et de la conviction du soignant :
être convaincu pour être convaincant). Les chances sont considérées
comme inférieures à 5/10 ? Se fixer un objectif plus réaliste. Il
faut également se fixer peu d’objectifs : un voire deux (un
d’activité physique, un sur le plan alimentaire par exemple). Enfin
écrire l’objectif choisi par le malade (et non imposé par le
soignant même s’il aide), le contrat qu’il s’est fixé (vis-à-vis de
lui-même et du soignant) sur une ordonnance (qui « n’ordonne pas »
!) .Si prescription médicamenteuse associée (non obligatoire!) elle
sera faite sur la même ordonnance après le contrat écrit. Une telle
présentation n’est pas neutre sur le plan symbolique !
L’ « ordonnance » est donnée au malade, diffusée au médecin
généraliste si le contrat a été passé avec un spécialiste. La
prescription doit au mieux être accessible à l’infirmière libérale,
au pharmacien qui peuvent aider à la motivation en rappelant le
contrat. A la visite suivante, le contrat pourra être rediscuté et
si succès, un objectif plus ambitieux sera envisagé. Si forte
dépendance ou situation plus complexe que primitivement analysée,
un avis spécialisé pourra être demandé. L’efficacité de la
prescription verte a été scientifiquement argumentée (6) : écrire
un contrat passé entre deux personnes est plus efficace que de dire
un objectif !
Avec le temps…
Oui mais la durée de consultation ? Dans la pratique de l’auteur, moins d’un quart d’heure pour la seule prescription verte. Elle a été chiffrée dans la littérature anglosaxonne à 7 minutes en cas de prescription médicale et 13 minutes si la prescription verte est faite par une infirmière (5). Et une rémunération sur objectifs pourrait être envisagée vu la fréquence des problèmes comportementaux : en se basant par exemple sur le nombre de prescription verte effectuées sur un an. Autre remarque souvent entendue : les malades ne seraient pas prêts à abandonner la prescription médicamenteuse. Cette analyse n’est « pas d’EBM » car les différents enquêtes de population plaident au contraire pour la médecine des comportements avec par exemple dans l’enquête BVA IRMES (juin 2014) la mise en évidence que la prescription par le médecin est la première raison de pratiquer une activité physique.
La relation soignante n’a pas à s’effacer devant les progrès
thérapeutiques explosifs actuels mais au contraire doit s’intégrer
dans une EBM bien comprise avec une progressivité et une
complémentarité dans la prise en soin de la personne malade.
Les intertitres sont de la rédaction.
*Université Victor Segalen Bordeaux
couzigoue@aol.com
Conflit d’intérêts : sans
**J Chaize