
Paris, le samedi 12 février 2022 – Il avait 17 ans. Et son corps sans vie a été retrouvé dans l’hôtel où l’avait installé l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Demandeur d’asile, « mineur isolé » selon la terminologie, il évoque par sa fin tragique un autre jeune garçon de 17 ans, Jess, poignardé par son compagnon de chambre, dans un hôtel où il avait lui aussi été placé par l’Aide sociale à l’enfance en 2019. Aujourd’hui, sur les 148 000 mineurs confiés à l’ASE, 5 %, soit près de 7 500, sont logés dans des hôtels sociaux et livrés à eux-mêmes, ce qui explique pour partie la mort du jeune Libyen après une overdose d’alcool et de drogues.
Pas de changement à espérer avant au moins 2024
La disparition du garçon, qui aurait pourtant dû bénéficier de la protection de l’institution française, aurait pu passer totalement inaperçu sans la révolte exprimée par Lyes Louffok. « Au-delà d’un manque de place structurel, on est face à un logiciel de pensée, dans le système de protection de l’enfance, qui est raciste puisque 95 % des enfants actuellement placés à l’hôtel sont des Mineurs Non Accompagnés, donc des enfants placés de nationalité étrangère. Et donc il y a bien un double système de protection de l’enfance dans notre pays : un système pour des enfants placés de nationalité française, qui eux auront le droit d’être accueillis dans des établissements spécialisés ou dans des familles d’accueil, et ceux qui sont de nationalité étrangère qui vont se coltiner les placements à l’hôtel, isolés et sans soutien. Je trouve ça absolument abject puisque c’est une discrimination, c’est une qualité de protection qui n’est pas équivalente à celle que peuvent recevoir les enfants français, quand bien même elle resterait insatisfaisante », remarque le jeune homme interrogé par le site Au féminin.com. Surtout Lyes Louffok déplore que la loi renforçant la protection de l’enfance qui vient d’être adoptée n’offrira aucune solution dans l’immédiat. « Quand on regarde le texte tel qu’il a été voté, l’interdiction sera effective uniquement dans deux ans, en 2024, pour laisser le temps aux départements de vider ces structures ou de construire de nouvelles places. Or on sait qu’il n'y a pas eu de moyens financiers débloqués par l’Etat pour aider les départements, donc nous on craint que la situation n’empire. D’ailleurs, avec le vote de cette loi, les départements peuvent faire ce qu’ils veulent au moins pendant deux ans avec le placement hôtelier. S’ils veulent mettre des milliers d’enfants dans des hôtels, ils auront le droit, c’est ça qui est hallucinant ! ».
Un système déjà défaillant qui ne cesse de se dégrader
Lyes Louffok n’a pas connu le placement dans les hôtels et n’aurait pas pu le connaitre. C’est un phénomène nouveau, un signe de la dégradation d’un système qui connaît des failles depuis déjà plusieurs décennies. Alors qu’allait être diffusé en octobre un téléfilm adapté de son récit autobiographie, Dans l’Enfer des foyers, il faisait remarquer une différence entre l’œuvre cinématographique et la réalité en notant : « Le placement des enfants à l’hôtel relève de la fiction parce qu’à mon époque, ça ne se faisait que très très peu ».
Un bon fugueur
Mais Lyes a connu tout le reste. Celui qui apparaît aujourd’hui régulièrement dans les médias, s’exprimant toujours avec une parfaite justesse et une grande précision, dont le visage juvénile (malgré ses 27 ans) suscite la confiance et facilite l’écoute, a traversé l’enfance en enfer. Sa mère atteinte de graves troubles psychiatriques ne pouvant prendre soin de lui, il est d’abord pris en charge par une famille d’accueil aimante. Cependant, au moment du déménagement du couple dans le sud de la France, la garde de Lyes leur est retirée, malgré leur désir de pouvoir continuer à le prendre en charge. « Ma mère biologique, malgré sa maladie et le fait qu’elle soit sous tutelle, a toujours conservé l’autorité parentale. C’est un problème majeur dans la protection de l’enfance. On considère que les enfants doivent, à tout prix, rester géographiquement proches de leurs parents. J’intègre alors une deuxième famille d’accueil près de Chartres, sans vraiment comprendre que la séparation avec la première est définitive. C’est le début d’un parcours chaotique. L’éducatrice me dépose chez ces gens comme un vulgaire colis », a-t-il raconté. Lyes est confronté à la violence et au rejet dans cette nouvelle maison, mais les contrôles se font attendre, son éducatrice référente étant en congés de longue durée pour maladie : tandis que les signalements concernant un autre enfant placé dans cette famille qui conduisent à son changement de foyer n’entraînent pas de décision similaire pour Lyes. La confrontation avec l’absurdité et les innombrables failles du système ne font que se confirmer. Les années passées dans cet univers toxique rendent difficile son passage dans une nouvelle famille et le placement en foyer est alors décidé, tandis que des médicaments destinés à le « tranquilliser » lui sont régulièrement prescrits. C’est le paroxysme de la violence : Lyes est notamment victime de violences sexuelles (perpétrées par un autre enfant placé) et subit chaque jour un peu plus la nocivité ou l’inaction des adultes. Il fait la constatation déplorable que seule la violence et la fuite semblent permettre la survie. « Il faut savoir qu’au foyer, plus tu transgresses, plus tu es vu comme quelqu’un de fort. Alors j’ai commencé à fuguer. J’ai eu de la chance, car j’étais un très bon fugueur ! Je fuguais loin, et je passais des nuits entières à dormir sur un banc sous la tour Eiffel. J’adorais la voir scintiller. C’était mon moment à moi, mon moment de liberté. Ensuite, c’est un cercle vicieux. Pour entretenir cette image de force, il faut devenir de plus en plus violent. C’est assez drôle, car ce changement, je l’ai d’abord vu chez les autres. Je me rappelle de Sandy, une amie qui est arrivée petite au foyer, en robe blanche à dentelle, son sac rempli de gâteaux et de bonbons sur les épaules. Elle en est sortie sauvage », décrit-il dans La Croix.
La force de la parole
Heureusement, quelques rencontres inespérées « sauvent » Lyes. C’est notamment la lecture du récit de Samira Bellil, jeune fille victime de viols collectifs, qui ouvre son horizon. Il y lit la possibilité de se battre avec d’autres armes que la violence. C’est auprès du mouvement Ni putes, ni soumises (dont Samira Bellil était la marraine avant sa mort d’un cancer de l’estomac) qu’il apprend le militantisme et la force du verbe. La force première de Lyes Louffok est en effet aujourd’hui sa parole : parfaitement construite, mesurée même quand elle dit l’horreur, déterminée au-delà de l’anecdote personnelle à porter un message. Et Lyes est écouté. Chacune de ses interventions est toujours l’occasion d’une mise en lumière des problèmes tragiques de l’Aide sociale à l’enfance, même si inévitablement l’oubli revient aussi vite. Après avoir été éducateur spécialisé (métier qu’il a abandonné après avoir constaté l’absence chronique de moyens), il endosse aujourd’hui ce rôle de « porte-parole ». Au sein de l’association Repairs, un réseau d’entraide pour les anciens enfants placés, il invite à la dénonciation à la fois systématique et pertinente. Il a ainsi beaucoup commenté la loi récemment adoptée, saluant certaines de ses avancées (en matière de prévention des violences avec notamment la création d’un fichier national des agréements pour les familles d’accueil et les éducateurs) mais déplorant aussi ses limites (aucune garantie concernant la prise en charge des adultes de 18 à 21 ans, aucun moyen financier supplémentaire…). Aujourd’hui, il veut continuer à être cet élément perturbateur. Ainsi, concernant son rôle au sein du Conseil national de la protection de l’enfance, il explique à La Croix : « Je dirais très grossièrement que je viens y foutre la merde. J’essaye de casser la vision très gestionnaire de la protection de l’enfance des personnes qui y siègent : on y parle beaucoup de place, de prix, de journées, de taux horaire, mais jamais de l’enfant. En tant qu’ancien de l’ASE, aujourd’hui éducateur, je viens leur parler de mon expérience sur le terrain, de la difficulté du métier, de la précarité des jeunes majeurs… J’essaye d’éclairer les angles morts de la protection de l’enfance, comme les enfants handicapés ou LGBT. Je milite surtout pour que soit créé un collège des enfants placés, pour que les premiers concernés puissent venir eux-mêmes raconter leur expérience ».
Aurélie Haroche